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parlement, visite les publicistes, étudie la langue, dont l’énergie, la rudesse même, saisissent en lui l’auteur dramatique. « Comme je ferais autrement parler mes héros sur la scène anglaise ! » Voltaire semblait créé pour être le médiateur par excellence entre les deux pays. Ses rares facultés de perception, son incroyable mobilité d’esprit, son naturel exempt encore de préjugés, tout le portait à prendre ce rôle. La philosophie anglaise, par sa simplicité, sa sobriété de formes, l’attirait ; Bacon, Locke, étaient ses dieux. Au théâtre, il vit Shakspeare, et de cette commotion ne se remit plus ; non le Shakspeare du Songe d’une nuit d’été, de la Tempête, — à ce romantisme aérien, à ces merveilleuses créations d’Ariel, de Jessica, de Viola, qu’aurait-il compris ? — mais le Shakspeare des grandes tragédies métaphysiques, le poète d’Hamlet, d’Othello, de Macbeth, de Jules César. Que de beautés éblouirent ses yeux à cette époque ! De fumier, il n’était point question encore. Voltaire à trente ans n’avait qu’une idée : utiliser à son profit toutes ces richesses sur la scène française, se grandir lui-même et devant ses contemporains et devant la postérité aux frais du trésor qu’il découvrait là Ces années de séjour à l’étranger que lui vaut son bannissement, il les emploie à rassembler des élémens de propagande en faveur de l’esprit anglais. Presque aussitôt, Montesquieu, Maupertuis et d’autres s’engagent dans la même voie. De cette année 1730 date en effet une ère nouvelle. Le XVIIIe siècle commence ; liberté de se mouvoir, critique, naturalisme, curiosité, besoin de savoir ce qui se passe et ce qui se pense au dehors. Les Lettres anglaises de Voltaire donnent le ton. A Descartes succède Locke ; Fielding, Smollett et Richardson entrent en scène, et le réalisme avec eux s’introduit dans le roman. Voici Marivaux, La Chaussée, l’abbé Prévost, nous sommes en pays moderne. La tragédie pourtant se défendra, comptez-y bien ; la tragédie ne veut point mourir, et faut-il qu’elle ait la vie dure pour se maintenir avec ses idées, sa langue à part, au milieu d’une société qu’enfièvre et soulève un transport de régénération ! Au XVIIe siècle, théâtre et roman marchent d’accord ; entre les personnages de Scudéry et les héros, les héroïnes de Racine, il n’y a guère que le style ; mais se figure-t-on ce produit artificiel d’une civilisation absolument démodée, sinon disparue, la vieille tragédie continuant à se guinder sur son cothurne au travers d’une littérature sortie vivante et palpitante des entrailles mêmes de la nation ; entre les tableaux de Greuze, de Chardin, et les aventures des enfans de Laïus, quels rapports découvrir ? Quoi de commun entre Oreste et Des Grieux, l’adorable Junie et cette immortelle Manon, le fils de Thésée et le neveu de Rameau ?

C’est par le rococo seulement que la mythologie, si en honneur