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constituent l’essence même de la personnalité et de l’individualité, ces élémens de liberté innovatrice et d’indépendance plénière, si étonnans et si puissans, par où le génie s’affirme. On verrait alors comment la plupart du temps les aptitudes supérieures sont tellement intimes à ceux qui les manifestent, tellement profondes et vivaces, que l’éducation et la discipline, au lieu d’en favoriser, en contrarient le progrès. On discernerait chez l’homme de génie une précocité sûre d’elle-même, une ardeur entreprenante, un sentiment énergique de sa mission, une fierté qui l’élève au-dessus des préjugés de secte, des ambitions de parti, et l’attache exclusivement à l’objet de ses pensées, qui seul lui fait aimer la vie. Quand même les nécessités temporelles l’obligent à subir le commerce des hommes, le monde n’est pour lui qu’un désert populeux où son âme habite solitaire.

Les matériaux de cette étude existent en partie ; on les trouverait dans les biographies écrites depuis deux cents ans par les secrétaires des grandes académies, dans les mémoires autobiographiques que beaucoup d’hommes célèbres ont laissés eux-mêmes. Un ingénieux et savant écrivain russe, M. Wechniakof, a publié récemment plusieurs écrits où il recherche à ce point de vue les particularités anthropologiques et sociologiques qui ont influé sur le développement individuel des génies originaux. Malheureusement ces opuscules ne forment pas un tout, et cependant rien ne serait plus curieux et plus utile qu’un Traité de l’innéité.

L’ensemble de toutes les causes de diversité, d’hétérogénéité et d’innovation qui travaillent dans l’humanité en opposition avec tes principes de simplicité, d’homogénéité et de conservation, peut être désigné par un seul mot, celui d’évolution ou de progrès. Considérée dans les limites de l’observation positive, la nature aveugle reste identique à elle-même. Elle est aujourd’hui, vue dans l’ensemble, ce qu’elle était au temps d’Homère, et ce qu’elle sera certainement dans plusieurs siècles, ce sont toujours les mêmes cieux, les mêmes océans, les mêmes montagnes, les mêmes forêts et les mêmes fleurs. L’homme au contraire se transforme continuellement. Les générations se suivent et ne se ressemblent point. Elles sont, sous le rapport, des croyances, des connaissances, des arts, des besoins, dans un état de permanente et rapide métamorphose. Les nations, comme les individus, ont des grandeurs et des décadences. « Ton ciel est toujours aussi bleu, s’écrie Childe-Harold en face du paysage grec, et tes rochers toujours aussi sauvages ; tes bocages sont aussi frais, tes plaines aussi verdoyantes ! Tes olives mûrissent comme au temps où tu voyais Minerve te sourire ; le mont Hymette est toujours riche en miel blond ; la joyeuse abeille, toujours libre d’errer sur tes montagnes, y bâtit encore sa citadelle odoriférante. Apollon