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pistolet à la main. Une lettre qui était dans sa poche prouvait qu’il s’était suicidé, et il fut enterré en dehors du cimetière.

Olga ne quitta pas son mari. Elle faillit perdre la raison ; plusieurs fois elle avait déjà chargé l’arme qui avait tué Vladimir, avec l’intention de le venger ; mais elle ne voulut pas renoncer à cette infernale jouissance de voir souffrir Mihaël, qui l’aimait toujours, qui la savait à lui, et perdue pour lui. ― Sa vie depuis ce temps a été une vie sans soleil. Son visage a pâli, son cœur est malade, et les nuits où la lune est dans son plein, il faut qu’elle se lève et marche sans repos...

La barina se tut pendant quelques instants. ― A présent, dit-elle enfin avec une touchante résignation, on me jugera,... et l’on ne me trahira pas. Oh ! je sais, dit-elle à un geste que je fis, je sais qu’on saura garder mon secret. Adieu, le coq a chanté deux fois, voici l’aube qui borde le ciel d’orient d’une bande laiteuse. Il faut partir. - Elle sortit lentement, étirant ses beaux membres, et relevant ses cheveux, qui donnaient des étincelles au contact de ses doigts. Sur la terrasse, elle se retourna encore, et mit un doigt sur ses lèvres puis elle disparut. Au bout de quelques minutes je me levai et m’approchai de la fenêtre ouverte. Je ne vis plus rien que le paysage endormi sous la lumière argentée de l’astre des nuits…


Quand je parus le lendemain dans la salle à manger, le maître de la maison m’invita à partager son déjeuner. ― Je vous mettrai ensuite moi-même dans votre chemin, ajouta-t-il d’un ton obligeant.

― Et comment va madame ?

― Ma femme est indisposée, répondit-il assez négligemment ; elle a souvent des migraines, surtout au moment de la pleine lune. Ne connaissez-vous pas un remède pour ces choses ? Une vieille femme lui a conseillé les concombres au vinaigre ; qu’en pensez-vous ?

Il ne prit congé de moi que de l’autre côté de la forêt.

Je n’ai pas profité de son invitation fort cordiale de lui rendre visite. Chaque fois que je passe de nuit devant la porte du château solitaire entouré de sombres peupliers, un frisson me saisit. Je n’ai jamais revu la barina ; mais j’ai plus d’une fois revu en rêve ses formes gracieuses, sa tête pleine de noblesse, son visage pâle aux paupières closes, et sa merveilleuse chevelure flottante.


SACHER-MASOCH