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pour aller chez lui, et n’y va pas. Elle reste des heures plongée dans une amère contemplation. Toutes ses pensées sont pour lui. Le soir, lorsqu’elle est debout à sa fenêtre, à chaque instant elle croit entendre le pas de son cheval ou sa voix. Que de nuits elle passe à se retourner sur sa couche sans sommeil jusqu’à ce que l’aube lui ferme les paupières ! ― Elle commence enfin à comprendre la musique et les poètes.

Il fait presque nuit. Elle est à son piano, elle joue la sonate, et avec les sons coulent ses larmes. Mihaël s’approche doucement, reste debout derrière son tabouret et l’attire à lui. Il ne la questionne pas ; elle appuie sa tête contre sa poitrine et pleure...

La somnambule avait peu à peu baissé la voix, et elle s’était détournée de moi, par un mouvement d’instinctive pudeur ; un amour chaste, profond, faisait vibrer tout son être. Elle reprit son récit.

La nuit de Noël, Olga revenait en traîneau de Toulava, où son mari avait eu à déposer quelques papiers chez le curé, et la route passait devant la propriété de Vladimir. Un frisson la saisit quand son mari fit arrêter à la porte de la cour. ― Viens, lui dit-il, allons le prendre. Olga ne bougeait pas. ― Tu ne veux pas ? Elle secoua la tête. Mihaël entra seul, puis revint au bout de quelques minutes avec Vladimir, qui salua respectueusement et monta dans le traîneau. Pendant le trajet, personne ne parla. Assise à côté de Vladimir, Olga se tenait immobile ; une seule fois un contact involontaire la fit tressaillir. Lorsqu’on fut arrivé chez Mihaël, Vladimir eut un sourire étrange en se retrouvant en face de ce château dont tous les coins lui étaient familiers.

Dès qu’il eut aidé sa femme à descendre et qu’il l’eut débarrassée de sa lourde pelisse : ― Voilà un réveillon complet, dit Mihaël en se frottant les mains ; il faut que j’aille voir ce que font les enfants.- Il sortit, la laissant avec Vladimir.

Olga se jeta dans un fauteuil et roula une cigarette. Tout à coup elle se mit à rire d’un rire nerveux. ― Votre aversion est si forte, fit-elle, que vous ne pouvez plus vous trouver sous le même toit que moi.

― Vous ne voulez pas me comprendre, dit Vladimir d’un ton froid.

― Ah ! s’écria-t-elle, si vous n’étiez pas incapable d’un sentiment profond, vous me jugeriez avec plus d’indulgence.

Cette fois Vladimir pâlit. ― Vous croyez ? dit-il. Eh bien ! sachez que... je vous aime. - Olga jeta sa cigarette en éclatant de rire. ― Et vous êtes la première femme que j’aime, continua-t-il avec calme. Cet amour me fait souffrir, non parce que je ne puis vous posséder, mais parce que je rougis de vous aimer. Je souffre de voir qu’une si belle nature a pu produire un si détestable caractère.