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pour lui. Évidemment il jouait un certain rôle dans la société. Jamais elle ne s’était sentie si mal à son aise. Elle sut qu’il s’appelait Vladimir Podolef, et que c’était un homme qui faisait beaucoup parler de lui.

― Vladimir a été impertinent avec vous, lui dit la maîtresse de la maison, une belle personne de beaucoup de tête, qui d’une petite paysanne était devenue la femme du seigneur de Zavale. C’est sa manière. Il a ses façons à lui ; mais c’est vraiment un homme à part, d’une profondeur extraordinaire. Vous apprendrez à le mieux connaître. Essayez seulement de causer avec lui.

L’orgueilleuse lionne, qui ne répondait plus que par un froncement de ses altiers sourcils aux protestations de ses adorateurs, alla droit à lui et l’aborda. ― Vous m’avez offensée... commença-t-elle. Ses lèvres tremblèrent, elle ne put continuer.

― La vérité blesse toujours, repartit Vladimir, mais elle est salutaire ; c’est la panacée des cœurs malades.

― Selon vous, monsieur, je n’ai pas de cœur, reprit-elle à demi-voix. J’ai cherché à comprendre, je n’y ai pas réussi. Expliquez-vous.

― Comment voulez-vous que je m’explique là-dessus ? dit-il d’un ton indifférent.

― Vous trouvez que nous n’avons pas le droit de tuer les animaux ? demanda-t-elle avec une nuance de raillerie.

Vladimir sourit. ― Comme vous êtes logique ! Il ne s’agit que de ne pas leur infliger des supplices inutiles. Et d’ailleurs qui parle de droits ? Ici-bas, il n’y a que des nécessités ; nous sommes obligés de tuer pour vivre ; mais il ne faut pas aller au delà. Voir expirer la bête ou mourir les gladiateurs du cirque, n’est-ce pas le même plaisir féroce ? Vous me rappelez ces vestales qui avaient pouvoir de vie et de mort et qui aimaient tant à tourner le pouce. On en vient à sacrifier les hommes avec la même indifférence, car la petite dose de raison qui nous distingue de la bête ne pèse pas déjà d’un si grand poids dans la balance d’une femme...

― Je vous remercie, dit Olga après une pause, pendant laquelle elle avait regardé le mur. ― Elle lui prit sans façon le bras et se fit reconduire au milieu du bal.

Il ne quitta plus le poste qu’il avait choisi près de la porte, et chaque fois qu’elle passait au bras d’un danseur, Vladimir se sentit effleuré d’un chaud regard de ses yeux noirs. A plusieurs reprises, elle essaya de le ressaisir dans les mailles d’une conversation animée, mais il resta réfractaire, sobre de paroles, et n’eut pas l’air de s’émouvoir beaucoup.

Pendant le retour au château, Olga fut maussade ; elle s’enfonçait dans ses fourrures comme l’araignée dont on a déchiré la toile.