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― Ah ! dit-elle en se détournant, que c’est triste à voir, ces plumes tachées de sang et ces yeux éteints ! Et dire qu’ils ont peut-être laissé des petits dans leurs nids, qui les attendent et mourront de faim ! Voilà ce qu’a fait de moi l’existence que je mène. L’ennui nous rend féroces.

Mihaël éclata de rire ; sa femme trouva cette explosion horriblement déplacée. ― Tu ne veux pas comprendre, reprit-elle ; il faut donc que je dise toute ma pensée. Cela ne peut pas durer ainsi, à moins que tu n’aies juré de me sacrifier. Tu chasses tous mes amis, tu m’enfermes : la dernière paysanne a plus de liberté que moi. Je n’en peux plus, je suis à bout. Je deviendrais folle. ― Et elle se remit à sangloter.

Son mari ne répondit pas. Il déchargea le fusil, puis remonta chez lui sans mot dire.

Olga l’avait suivi. Appuyée à la fenêtre, les bras croisés, elle le contemplait.

― Tu ne profères pas une parole, dit-elle enfin ; je n’en vaux pas la peine ?

― Je ne parle jamais avant d’avoir réfléchi, répondit-il. As-tu bien songé à ce que tu viens de me dire ?

― Si j’y ai songé ! J’ai passé des nuits à pleurer, à prier Dieu de me délivrer !

- Alors il faut aviser, dit Mihaël sans s’émouvoir.

― Eh bien ! avise.

― Tu n’es pas heureuse ici ? Cette vie solitaire n’est pas de ton goût ?

― Non !

― Tu ne peux la supporter ?

― Non !

― Eh bien ! désormais tu vivras selon tes désirs. Reçois des visites, invite tes amies, va chez les voisins, danse, monte à cheval, cours à la chasse avec qui tu voudras. Je n’y fais pas d’objection.

― Je te remercie, dit Olga assez embarrassée.

― Ne me remercie pas.

― Tu es fâché ? dit-elle avec inquiétude en séchant ses larmes.

― Je ne suis point fâché. ― Il l’embrassa, puis sortit, fit seller son cheval, et s’en fut dans la forêt surveiller l’abattage du bois.

En peu de temps, Olga avait complétement changé son train d’existence. Le cercle de Kolomea ne fut bientôt qu’un vaste salon dont la belle châtelaine était le centre, et dont le plaisir était la loi suprême. Le morne château s’animait, renaissait à la vie ― les solennels peupliers eux-mêmes prenaient un aspect plus gai. Sur le pré, on voyait briller des robes de femmes, des cerceaux et des volans