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respirer lourdement ; puis de nouveau ce bruit mystérieux, un bruit comme d’un long vêtement qui traîne sur le sol. Puis soudain apparut dans la croisée une silhouette blanche ; c’était une femme de taille royale, légèrement drapée dans une étoffe ondoyante. Je ne pus voir sa figure : baignée par la clarté de la pleine lune, elle semblait transparente ; de sa main droite étendue émanait une lueur rougeâtre. Le chien hérissa son poil, se recula lentement avec un gémissement plaintif. J’eus froid dans le dos ; je soulevai mon fusil et l’armai machinalement, sans savoir pourquoi. Elle tourna la tête ; c’était la femme de mon hôte. Ses cheveux noirs flottaient librement sur ses épaules ; son visage était encore plus pâle et semblait illuminé d’une lueur sidérale. Elle sourit et me fit un signe de la main ; je m’aperçus alors que ses yeux étaient fermés. Je frissonnai. Elle semblait voir à travers ses paupières closes, et elle hésitait. Comme je me dressai sur mon lit, elle me fit signe de rester, posa un doigt sur ses lèvres, regarda encore une fois en arrière sans ouvrir les yeux, puis entra dans la chambre. Elle traversa la pièce d’un pas assuré, et se laissa tomber à genoux au pied du lit. La main droite appuyée, elle s’y affaissa et pressa le front contre le bois grossier. Elle resta ainsi quelques secondes, puis se mit à pleurer silencieusement.

Les larmes d’une femme ne m’ont jamais beaucoup ému ; cependant celle-ci pleurait avec une désolation si amère que je me penchai vers elle tout navré.

― Il est mort, je le sais, commença-t-elle, à voix très basse, mais dont l’accent était déchirant ; ils l’ont enterré hors du cimetière comme un suicidé... et moi, je voudrais le rejoindre. ― Elle appuya la tête sur une main, soupira. ― Mais c’est si loin, si loin, répéta-t-elle d’une voix étouffée. Alors je viens le chercher ici. ― Elle se leva, fit quelques pas le long du mur en se guidant avec la main gauche ; puis tout à coup elle se retourna, eut l’air de me regarder longuement, et secoua la tête. ― Non, dit-elle, il n’est pas ici, il est mort. ― Elle fut saisie d’un tremblement nerveux, grinça des dents, et tomba sur le plancher avec un cri sourd, la face contre terre. Elle resta ainsi, les mains enfoncées dans ses cheveux, sanglotant. Peu à peu elle se calma, se tut. Je fis un mouvement pour venir à son aide : alors elle se redressa, ses traits s’étaient détendus et semblaient illuminés par un sourire intérieur. Elle se leva sans effort et s’avança jusqu’au milieu de la pièce ; elle planait plutôt qu’elle ne marchait, on eût dit que ses pieds ne touchaient pas le sol ; la lune, qui l’éclairait en plein visage, l’entourait d’un nimbe de rayons bleus. ― Que pensera-t-il de moi ? murmura-t-elle tristement.

J’avais oublié que je tenais toujours un fusil armé. La somnambule