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des lentilles d’eau couvraient d’une nappe de dentelle verte où flamboyaient des nénufars blancs et jaunes ; puis, le long des roseaux, il s’achemina vers la forêt, qui semblait enveloppée dans une gaze d’argent. Dans les buissons, les rossignols chantaient ; il y en avait un dans le jardin, tout près de moi, dont les sanglots avaient une pénétrante douceur. Malgré le feuillage touffu qui arrêtait les rayons au passage, l’herbe semblait lumineuse, et les fleurs du jardin brillaient comme des feux de couleur ; chaque fois que la brise agitait les feuilles, des traînées d’argent fondu couraient sur le gazon, sur les sentiers, sur la haie de framboisiers sous ma fenêtre. Les coquelicots prenaient feu, les melons luisaient comme des boules d’or dans leurs parterres, le lilas se transformait en buisson ardent, et des noctiluques en jaillissaient comme des étincelles ; un parfum enivrant se mêlait à l’odeur du foin que la brise apportait des prés.

La nature sommeillait sous les chastes rayons de l’astre des nuits et semblait chercher son expression. L’eau murmurait toujours, l’air agitait les feuilles, les rossignols continuaient de sangloter, le cri-cri bruissait dans l’herbe, le ver faisait toc-toc dans le bois, sur ma tête les hirondelles jasaient dans leurs nids. Tout à coup le clair de lune trouva sa voix, la lumière et la vapeur devenaient mélodie : la barina avait recommencé la sonate de Beethoven. Tout en moi s’apaisa comme par magie ; lorsqu’elle eut fini, les arbres et les rossignols se turent, seul le ver continuait son ouvrage. Pendant quelque temps, le paysage resta silencieux ; puis il s’éleva un vent frais qui m’apporta des lambeaux du chant mélancolique des moissonneurs. Voulant profiter de la fraîcheur d’une belle nuit d’été, ils travaillaient avec ardeur ; je les voyais aller et venir comme des fourmis au milieu de leurs blés.

Tout dort ; l’homme seul dans sa misère veille, et se remue pour cette triste et pitoyable existence qu’il aime autant qu’il la méprise. Depuis l’aube du matin jusqu’à la nuit, toutes ses pensées s’y concentrent avec une aveugle obstination ; son cœur se serre, sa pauvre tête s’échauffe dès que cette existence lui semble menacée, ou qu’il craint d’être privé de ce qui en fait selon lui le charme. Encore pendant le sommeil sa cervelle inquiète continue de travailler pour le lendemain, et les images de la vie viennent troubler ses rêves. Qu’il pioche la terre, qu’il sillonne l’océan, qu’il explore la marche des astres ou qu’avec un zèle puéril il enregistre le passé de sa race, il n’étudie et n’invente qu’à seule fin d’entretenir sa triste machine, et donne à toute heure ses meilleures pensées pour un morceau de pain. Ne faut-il pas vivre avant tout, vivre, alimenter la misérable lampe qui à tout moment menace de s’éteindre pour toujours ?