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choc ; mais Goeben, comme Manteuffel à Pont-Noyelles, avait rencontré une si vive résistance qu’il croyait avoir eu devant lui 70,000 combattans, et, bien loin « d’achever la déroute » comme il l’avait annoncé, il se contenta de faire observer nos troupes à distance respectueuse en ramassant des traînards et des écloppés.

La bataille de Saint-Quentin nous coûta 10,000 hommes[1], tués, blessés, prisonniers ou disparus, car les mobilisés désertaient en bandes ; le 20 janvier, nos colonnes, malgré leur état d’épuisement, parcoururent une étape de 40 kilomètres, et quand on entend répéter sans cesse que les troupes françaises ne supportent pas les revers, on est en droit de demander à ceux qui portent contre elles cette injuste accusation quelles sont les armées européennes qui, dans les mêmes circonstances, auraient donné les mêmes preuves de courage obstiné et de stoïque résignation. Huit jours s’étaient à peine écoulés depuis la bataille, que l’armée du nord, réorganisée à l’abri des forteresses, était prête à recommencer la lutte ; le corps du général Lecointe avait même porté ses cantonnemens en avant de Cambrai, lorsque le 29 une dépêche vint annoncer la suspension des hostilités.

Tel est l’exact récit des événemens militaires dont la Picardie a été le théâtre pendant la guerre allemande. Les enfans de cette belle province ont largement payé leur dette. Ils n’oublieront pas leurs morts ; les outrages qu’ils ont subis laisseront dans leurs cœurs d’ineffaçables souvenirs, et ce qu’ils demandent par des vœux unanimes, c’est que chaque commune inscrive dans son école sur un tableau commémoratif les noms de ceux de ses enfans qui sont tombés sur les champs de bataille depuis Wissembourg jusqu’à Saint-Quentin. Les dernières traces de l’invasion ont disparu ; les villes et les villages ont relevé leurs ruines ; le travail a repris partout, et le département, que nous venons de visiter, offre un remarquable exemple de cette puissance de réparation qui fait la force et la grandeur de la France ; mais aujourd’hui que le rêve de la paix perpétuelle a été suivi du plus terrible réveil, chacun se demande si la ligne de la Somme, tant de fois foulée par les pas sanglans de l’étranger, sera laissée sans défense. Savons-nous en effet si ceux qui nous suivront sur cette terre auront la sagesse de profiter de nos fautes et de nos malheurs, si nos discordes civiles et notre imprévoyance, qui ont été dans tous les temps la cause de nos désastres, ne rouvriront pas dans l’avenir la route aux invasions ?


CHARLES LOUANDRE.

  1. Au nombre des tués fut le lieutenant-colonel Aynès, qui faisait les fonctions de général de brigade, et qui avait donné pendant la campagne les plus grandes preuves de courage et d’habileté.