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échauffés par l’ivresse, commencèrent à agacer une jeune fille qui les avait servis. M. Legrand lui donna l’ordre de se retirer ; elle obéit, et aussitôt les Allemands s’écrièrent qu’ils voulaient des femmes. L’un des membres de la famille crut qu’il s’agissait du service de la table, et appela deux de ses parentes. M. Legrand, en les voyant entrer dans la pièce, leur fit signe de s’éloigner au plus vite ; le capitaine se leva de table, et, sans respect pour les cheveux blancs de son hôte, le fit garrotter et conduire dans une auberge où se trouvaient une soixantaine de fantassins du 4e régiment d’infanterie. A peine le malheureux vieillard a-t-il fait quelques pas dans l’auberge, que le uhlan lui porte entre les épaules un violent coup de poing qui le jette par terre. « Est-ce assez malhonnête de m’apostropher d’une pareille manière ? » dit M. Legrand en essayant de se relever. Alors le Prussien se jette sur lui, lui enfonce un foulard dans la bouche, et lui tire trois coups de revolver. Deux balles portent en plein dans la tête, et la troisième va s’enfoncer au pied du mur, ou l’on voit encore aujourd’hui sa trace. Trois officiers d’artillerie, qui couchaient dans une pièce voisine, se levèrent au bruit des détonations, et se remirent tranquillement au lit en voyant qu’il ne s’agissait que de l’assassinat d’un vieillard. Quand le meurtre fut consommé, le uhlan frappa la tête du mort à grands coups de botte, et fit attacher le cadavre à la porte d’un jardin situé en face de l’auberge. Une corde qui maintenait la tête haute fut passée au linteau de cette porte ; deux autres cordes, liées aux montans, retinrent les bras tendus en croix, les genoux touchant presque à terre, avec un sabre attaché à la main droite pour faire croire à une agression.

On peut penser que cet acte d’inexplicable cruauté fut accueilli dans l’armée prussienne avec une vive satisfaction, car le 17 janvier les soldats qui passaient à Cléry pour marcher vers Saint-Quentin se montraient en riant la porte où le malheureux vieillard avait été attaché, et c’étaient ces mêmes soldats, ces fils de la rêveuse Allemagne, qui portaient sur la plaque de leur ceinturon cette mystique légende : pour Dieu et la pairie, et qui plaçaient sur les croix consacrées au souvenir de leurs morts un papillon, symbole d’immortalité.


IV. — PERONNE. — CHARLES LE SIMPLE. — LOUIS XI ET CHARLES LE TEMERAIRE. — LE BOMBARDEMENT DE 1870.

Des remparts de briques, en avant de ces remparts des ouvrages en terre défendus par de larges fossés pleins d’eau et coupés d’écluses, d’un côté la Somme et son canal, de l’autre, un large marais