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personne dans les rues, et à vivre, comme le dit Sainte-Beuve, pour le plaisir de se sentir vivre. Sous l’ancienne monarchie, c’était un marquisat très important, qui avait pour chef-lieu la ville actuelle. Cette ville, dont le nom primitif rappelle l’une des plus célèbres catastrophes du favoritisme monarchique, s’appela d’abord Incra, et ensuite Ancre, jusqu’au règne de Louis XIII. Concini, ayant acquis le marquisat, prit le titre de maréchal d’Ancre ; mais la roue de la fortune tournait vite à la cour du Louvre. Louis XIII, après avoir laissé Concini dilapider impunément la fortune publique, chargea Vitry, son capitaine des gardes, de l’assassiner, ce qui fut fait le 24 avril 1617. Albert de Luynes, l’un des instigateurs du meurtre, se fit donner le marquisat, qui fut érigé en duché-pairie, et, comme le nom d’Ancre sonnait mal à son oreille parce qu’il avait été porté par sa victime, il obtint du roi que la ville, chef-lieu de son duché, prendrait son prénom, et depuis ce temps elle s’appelle Albert. On peut juger de ce qu’elle eut à souffrir pendant les guerres du moyen âge par l’immense souterrain où les habitans venaient chercher un refuge non-seulement contre l’ennemi, mais contre les troupes françaises elles-mêmes, qui mettaient à feu et à sang le pays qu’elles étaient chargées de défendre. Ces sortes de refuges sont très nombreux dans le Santerre, et à chaque pas des souvenirs sanglans se réveillent. A Lihons, en 1440, 300 habitans retranchés dans l’église y sont brûlés par les Anglais. Nesle, en 1472, est attaquée par Charles le Téméraire. Après plusieurs assauts, les bourgeois capitulent à la condition qu’ils auront la vie sauve ; mais les Bourguignons sont à peine entrés dans la place qu’ils se mettent à tout tuer. Un grand nombre de femmes, d’enfans, d’habitans sans armes, courent se réfugier dans l’église ; les Bourguignons s’y précipitent après eux. Le duc Charles y arrive à son tour, il voit des morts et du sang sur toutes les dalles et jusqu’au pied des autels, et s’écrie : « Par saint George, voici une belle boucherie ; j’ai de bons bouchers ! » — Edouard III faisant massacrer les prisonniers à Crécy, Charles de Bourgogne s’extasiant devant les cadavres des bourgeois de Nesle, Le Bon fatiguant le bourreau, les Bavarois brûlant les habitans de Bazeilles, la commune fusillant les otages, quels terribles chefs d’accusation contre l’espèce humaine, quels démentis cruels à la légende de la civilisation progressive !

Pendant près de trois mois, l’effort de l’armée prussienne s’est concentré tout entier sur le terrain compris entre Amiens, La Fère, Saint-Quentin, Péronne et Bapaume. Quatre grandes batailles, un siège plus terrible encore que celui de Strasbourg, une foule de petits combats ont ensanglanté ce coin de terre, où l’on ne rencontre pas un seul village, un seul hameau qui ne soit rempli de