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l’empire, on nous répondait : Politique de rêveurs ! politique d’université ! N’attachons pas trop d’importance à des enthousiasmes d’érudits ! Ces lettrés qui s’exaltent ne connaissent pas les choses présentes. Ils possèdent à fond les trésors de leurs bibliothèques ; ont-ils jamais mis le pied dans une chancellerie ? Le moindre attache de légation en sait plus qu’eux sur les obstacles qui s’opposent à la transformation de l’Allemagne. — Voilà comme on écartait nos avertissemens ; avouera-t-on aujourd’hui que le mouvement était sérieux ? L’homme qui a signé ces pages enflammées n’est pas un Sybel, un Dubois-Reymond, un de ces esprits faux qui se montent la tête dans je ne sais quelles débauches de science malsaine et s’enivrent de sophismes ; c’est un homme d’état qui s’est formé aux grandes affaires dans le foyer même de la diplomatie, qui a passé vingt ans à Rome auprès de la chancellerie du saint-siège, qui a contracté dans ce pays des habitudes de circonspection et de prudence. Bien plus, dans quelles conditions se trouve-t-il au moment où il écrit la lettre que nous venons de traduire ? Il est ambassadeur à Londres, il vit au milieu de l’aristocratie anglaise, non pas seulement aristocratie de tories et de conservateurs, mais aristocratie de whigs, de libéraux à outrance, qui ne voient dans la tentative du parlement de Francfort que des illusions et des folies. Les lettres de Bunsen, insérées dans les mémoires publiés par sa veuve, donnent là-dessus les renseignemens les plus curieux. On voit par le dépit de l’ambassadeur prussien quel était le dédain des hommes d’état anglais pour les ouvriers de l’unité allemande. Chaque fois qu’il essaie d’introduire ce sujet dans une conversation, il rencontre dès le premier mot des regards surpris qui devraient le déconcerter. « Quoi ! vraiment ? un homme tel que vous croit à ces choses-là ! » Voilà ce que ces regards lui disent ; mais Bunsen, soutenu par sa foi, ne se laisse pas troubler. Il devine les sentimens qui animent ses interlocuteurs ; chez les uns c’est jalousie, chez les autres ignorance. Il le dit expressément dans une lettre écrite à sa mère le 1er juillet 1848 : « La chose qui me tient tant à cœur a dans ce pays-ci deux puissans ennemis à combattre, premièrement la jalousie que provoque l’idée de l’unité allemande, ensuite l’indifférence, fille de l’égoïsme et mère de l’ignorance. » Il faut que ses griefs soient vifs pour qu’il ajoute : « Bien que toutes mes illusions sur la politique anglaise soient aujourd’hui détruites, je resterai attaché à ce pays, n’oubliant jamais la bonté avec laquelle tant de personnes m’ont reçu et me reçoivent encore, me rappelant aussi avec reconnaissance ce sentiment pratique de la vie que je dois à mon séjour en Angleterre. » Quelques jours après, il écrivait à un de ses collègues de la diplomatie prussienne, M. le baron de Stockmar : « Ici,