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les ignorer. Accoutumons-nous donc à les regarder en face. Le roi de Prusse et son ambassadeur à Londres dissertant sur cette couronne de l’empire d’Allemagne que la nation allemande en 1849 offrait à l’héritier de Frédéric le Grand, n’est-ce pas là un sujet à l’ordre du jour ? Et n’avons-nous pas le droit de répéter ces mots que Lope de Vega, dans le prologue de l’un de ses drames, adressait à des spectateurs frivoles : « Attention ! il s’agit de nous-mêmes. »


I

M. de Bunsen était à Londres quand la journée du 18 mars 1848 à Berlin imprima une si violente secousse au gouvernement de Frédéric-Guillaume IV. L’ambassadeur du roi de Prusse fut vivement ému, on le comprend, des dangers qu’avait courus son royal ami ; au fond, il se réjouissait de voir les ministres renversés et le roi réveillé enfin de ce long rêve, où il s’enfonçait de plus en plus malgré les avertissemens de ses plus fidèles serviteurs. Cette joie d’ailleurs, il faut se hâter de le dire, n’avait rien qui ressemblât à une trahison ; même avant de recevoir des nouvelles précises sur l’issue de la journée, M. de Bunsen était persuadé qu’un mouvement populaire à Berlin ne pouvait détrôner un Hohenzollern. Un roi peut être détrôné à Paris en juillet 1830, en février 1848 ; à Berlin, c’est autre chose. Cette foi eut occasion de se manifester de la façon la plus expressive. Le 21 mars, sur une lettre arrivée de Paris, le bruit se répandit à Londres que le roi de Prusse avait abdiqué, était en fuite, allait chercher un refuge en Angleterre. Le jour même, des lettres nombreuses arrivaient à l’ambassade prussienne ; les plus illustres représentans de l’aristocratie anglaise informaient M. de Bunsen qu’ils mettaient leurs châteaux à la disposition du roi de Prusse. Il leur fut répondu à tous que certainement le roi n’avait pas quitté son poste, et que certainement aussi il ne se cacherait pas. Le lendemain, on sut tout ; M. de Bunsen ne s’était pas trompé. Nous empruntons ces détails à une lettre que Mme de Bunsen écrivit de Londres le 23 mars à une personne de sa famille, et qui a été publiée dans les Mémoires. La lettre se termine par ces mots, où est vivement exprimée la foi de Bunsen dans l’attitude du roi et la loyauté du peuple ; c’est bien lui qui parle ici, puisque c’est lui, on n’en saurait douter, qui a inspiré ces sentimens à sa femme : « Je ne puis écarter de ma pensée cet horrible spectacle, ce cortège solennel traînant les cadavres des morts sous les fenêtres du palais et jusque dans la cour intérieure, les porteurs chantant un chant funèbre et appelant le roi, le roi qui paraît à la