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toutes les forces. L’empire militaire nuit à la colonie, et celle-ci à l’empire militaire, État d’un nouveau monde, ayant des déserts à peupler, à défricher, la Russie par son contact, avec l’Europe est soumise aux mêmes charges d’armées et de finances que nos vieux états peuplés et civilisés depuis des siècles. Quand il y a quelques années, les États-Unis furent menacés de sécession, ce qu’ils eurent le plus à redouter, ce ne fut pas l’amoindrissement de leur territoire et de leur puissance, ce fut, par la création même de deux états rivaux sur le même continent, le changement radical de toute leur situation économique et politique. La géographie a placé la Russie dans la position où la sécession du sud ou de l’ouest eut mis les États-Unis. Isolée de l’Europe par un océan comme l’est l’Amérique, elle eût eu un développement bien plus facile et plus sûr ; elle ne serait pas obligée de se partager entre deux tâches contradictoires. Les inconvéniens de cette situation matérielle sont singulièrement accrus par les désavantages moraux. Avec l’œuvre de l’Europe et de l’Amérique à la fois, la Russie a dans ses habitans des instrument inférieurs pour la préparation, à ceux de l’Amérique et de l’Europe. Elle ressemble à un acteur obligé d’entrer en scène avant d’avoir pu apprendre son rôle, à un homme dont l’éducation n’a pas été faîte dans l’enfance, et qui est obligé de l’achever, au milieu des travaux et des luttes de l’âge adulte.

La Russie est un peuple en état de formation au point de vue, moral comme au point de vue matériel. Pour l’un comme pour l’autre, on ne peut sans injustice la comparer aux états de l’Europe occidentale. Vis-à-vis d’eux, elle se trouve dans la position d’une armée en train de se former et encore dispersée vis-à-vis d’une armée dont les cadres sont complets et les corps concentrés. Elle peut être faible aujourd’hui devant des peuples qui dans un siècle ou deux seront hors d’état de lutter avec elle. On l’a bien vu lors de la guerre de Crimée. Depuis elle a fait d’immenses progrès, et une entreprise comme celle de Sébastopol aurait actuellement bien peu de chance de succès. Aucun peuple n’a jamais tiré meilleur parti d’une défaite ; cependant aujourd’hui encore la force de la Russie est moins grande que sa masse, moins grande que sa population. Les Russes le sentent mieux que personne, mais ils savent aussi que le temps et le travail mettront bientôt leur puissance réelle au niveau de leurs ressources naturelles et de la grandeur de leur territoire.


ANATOLE LEROY -BEAULIEU.