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pourrait contenir, en Europe seulement, 600 millions d’habitans. En face de ce mirage de fourmilière humaine deux ou trois fois plus vaste que la Chine, il y a un autre mirage de vide et de solitude qui fait regarder ces immenses territoires comme incapables de jamais nourrir des peuples aussi agglomérés que ceux de l’Occident. Pour trouver la vérité entre ces deux extrêmes qui dans leur vague font tour à tour illusion à l’imagination, il faut mesurer la capacité naturelle dépopulation des deux moitiés de l’empire. L’étude des principales régions physiques de la Russie d’Europe nous a fourni les premiers élémens de ce calcul ; nous demanderons les autres à la répartition actuelle de la population, aux causes de sa distribution dans le passé, et de son mode d’accroissement dans le présent.

Le fait qui frappe d’abord les yeux, c’est l’inégale densité de la population. En Europe même, dans la Russie proprement dite, il y a des districts ruraux qui, pour une même superficie, sont plus de cent fois plus peuplés que d’autres. Deux grands ordres d’influences ont présidé à cette inégale répartition des habitans : les conditions historiques et les conditions physiques, celles-ci permanentes, essentielles, celles-là transitoires, accidentelles, et par conséquent devant s’effacer devant les autres. L’histoire, grâce à leur situation géographique, a longtemps fait aux deux grandes zones de l’empire des destinées peu en accord avec la nature du sol et du climat. Confinant aux steppes de l’Asie centrale, la zone déboisée a été la première exposée, la dernière arrachée aux invasions des nomades asiatiques. De là est venu pour la Russie un développement anormal de ces deux régions et une distribution de la population en quelque sorte artificielle. En dehors de l’ouest, auquel l’éloignement de l’Asie a fait un sort à part, les régions les plus fécondes ont été les dernières habitées, les dernières mises en culture. L’agriculture, et par suite la richesse et la civilisation, ont été des siècles avant de pouvoir fleurir à la place que la nature leur avait marquée. Repoussés du sud par les incursions des nomades[1] les Russes ont été relégués dans les régions du nord, incapables de nourrir une grande population, une grande civilisation. Encore très sensibles au XVIIIe siècle, les effets de cette anomalie s’effacent rapidement. Déjà la moitié méridionale de l’empire contient beaucoup plus d habitans que la septentrionale, et des contrées du tchernoziom en grande partie désertes il y a un siècle ou deux

  1. Il fallait toute l’ignorance occidentale sur la Russie pour laisser les russophobes parler « de renvoyer les Russes dans leurs steppes, d’où ils n’eussent jamais dû sortir. » Loin de venir des steppes, les Russes n’y ont mis le pied qu’à une époque très récente ; on pourrait même dire qu’ils ne font qu’y entrer.