les reines ou les captives d’Homère et d’Eschyle, sur les corps d’Hector, de Patrocle et de Polynice, les femmes de la Russie septentrionale chantent encore sur le cercueil des morts les complaintes funèbres ; les pritchnitsi, douées de la faculté créatrice ou d’une grande mémoire poétique, mêlent leurs improvisations ou leurs réminiscences aux lamentations de la famille sur « le brillant soleil qui a disparu derrière la montagne. »
Cette nature et cette race antique devaient avoir pour Pierre le Grand, cet homme taillé à l’antique, des séductions particulières. Quand le tsar, jeune encore, vit la Mer-Blanche pour la première fois, il ne put s’en arracher. Vainement sa mère Nathalie, inquiète de ce goût pour l’eau salée inconnue aux anciens tsars, anxieuse comme une poule qui aurait couvé un caneton, lui écrivait de Moscou des lettres éperdues : « Ce qui me désespère, mon âme, lui disait-elle, c’est de ne plus te voir, toi ma lumière. Je t’ai écrit, mon espérance, pour te dire que je t’attends, ô ma joie… Aie pitié de ta mère, ma petite âme… C’est pour moi un chagrin insupportable, ma lumière, de te sentir en si lointain pays. » Mais Pierre, les yeux attachés sur cette mer qu’aucun de ses ancêtres n’avait vue, répondait à ces transports : « Je ne puis t’en écrire long aujourd’hui… J’attends les vaisseaux hollandais. » Plus tard les montagnes pleines de métaux, les lacs orageux, les forêts peuplées d’animaux ailleurs disparus, l’homme primitif des régions du Ladoga et de l’Onega, le captivèrent. Le soin de ses forges, de ses canaux, de ses navires le ramena souvent dans le pays, et à son tour il laissa sur l’esprit de l’homme du nord une profonde impression. Dans les récits recueillis par M. Barsof, il en est qui sont purement anecdotiques. On y voit Pierre s’élancer de sa calèche pour causer avec les paysans, manger leur pain noir, boire leur mauvaise eau-de-vie, s’informer de leurs travaux et de leurs besoins, tenir leurs enfans sur les fonts baptismaux. Encore au commencement de ce siècle, un vieillard de cent quinze ans, le paysan Pacôme, se souvenait d’avoir assisté le tsar Pierre et l’ingénieur Perry dans leurs travaux, d’avoir tendu des chaînes d’arpenteur que tenait à l’autre bout une main souveraine, d’avoir porté d’étranges instrumens dont il déformait bizarrement les noms, d’avoir vu Pierre, succombant malgré sa force athlétique à l’excès du travail, s’endormir dans une mauvaise hutte de branchages. « Quel tsar c’était ! — dit un autre. Ah ! il ne mangeait pas son pain gratuitement : il travaillait pis qu’un bourlak. »
A côté de ces souvenirs, M. Barsof a recueilli de véritables récits fabuleux qui rentrent naturellement dans la légende de Pierre le Grand. Le tsar y apparaît avec des traits véritablement mythiques, disposant des forces de la nature, maître des élémens comme un