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il ne fait pas ses adieux à sa femme, — il la quitte pour la servitude, — la servitude, le service du tsar, — les fatigues à perpétuité.

« Tous les soldats s’en vont en pleurs, — ils vont pleurant et sanglotant… — Pas un qui s’en aille gaîment, — qui s’en aille gaîment sans s’affliger… »


Il n’est pas jusqu’à Chérémétief, le héros de Poltava, le conquérant des provinces baltiques, qui ne soit censé partager la mélancolie des soldats. Dans les guerres suédoises, nous le voyons, à chaque appel du tsar, « arroser la pierre blanche de ses larmes brûlantes. »


« Derrière le régiment, l’on conduit — un bon cheval à la longue crinière ; — sur le cheval est monté le colonel, — le colonel en personne, le comte Chérémétief. — Il a dans les mains un sabre tranchant, — et à la bouche un bien beau discours : — Notre père le tsar est parti de Moscou en expédition ; — il va aux frontières de l’empire, en terre suédoise, — et moi, bon compagnon, il m’a pris avec lui ; — mais je ne me souciais point de quitter Moscou… — Le bon compagnon a un jardin verdoyant ; — dans son jardin, il a trois arbres ; — le premier arbre est un cyprès, — le second arbre est un pommier touffu, — le troisième arbre est un vert poirier. — Le haut cyprès, c’est mon père ; — le pommier touffu, c’est, grâce à Dieu, ma mère ; — le vert poirier, c’est ma jeune épouse. — Voilà pourquoi le ne voulais pas quitter Moscou ; — j’aimerais mieux passer mon temps à Moscou, — vivre à Moscou, servir dans le palais, — m’agenouiller devant les saints thaumaturges, — consoler mon père dans sa vieillesse, — assister ma mère dans sa faiblesse, — et me complaire dans ma jeune épouse. »


La muse populaire ne se pique pas d’une entière exactitude. Des deux expéditions d’Azof, dont la première aboutit à un échec, elle fait une seule campagne qui à la vérité, suivant le chiffre sacramentel, dure trois ans. Tandis que l’histoire nous montre Azof capitulant tout simplement après ouverture de la brèche, la poésie préfère devoir le succès à un brillant assaut, enlevé à la force du poignet et à la face du soleil :


« A l’aurore, ils montèrent à l’assaut — de la ville glorieuse, de la ville d’Azof, — de ses murs de pierre blanche, — de ses hauts talus de terre. — Ce n’étaient pas des pierres qui roulaient, — c’étaient des ennemis qui tombaient de la muraille. — Ce n’était pas la neige qui blanchissait la plaine, — c’étaient les blanches poitrines des musulmans. — Ce n’était pas la pluie qui tombait des nues, — c’était un sang impur qui pleuvait. »