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passerons le jour dans la campagne rase, — dans la campagne rase, sous le ciel ouvert, — nous passerons la nuit dans le bois ténébreux, — dans le bois ténébreux, sur le sol bourbeux. — Nous aurons pour lit la terre, l’humide mère, — pour oreiller une méchante racine ; — pour nous laver, la pluie fine et fréquente, — pour nous essuyer, l’herbe soyeuse. »


Tout cela en effet n’est pas très engageant. Ajoutez-y que des officiers infidèles leur rendaient encore plus durs les débuts de ce dur métier. Comme on le voit par les ukases de Pierre, les recruteurs enchaînaient les hommes qu’ils enlevaient des villages, leur rasaient la tête pour les faire reconnaître, les emprisonnaient en arrivant à l’étape, les menaient paître le gland et le champignon sous les chênaies pour économiser sur leur nourriture, leur imposaient sous le bâton des marches forcées. On perdait, avant d’arriver au dépôt, la moitié des recrues. Cet avant-goût de la profession de héros achevait de les dégoûter. Aussi la désertion décimait-elle les armées russes de ce temps ; on désertait la chaîne des recrues, on désertait au régiment, on désertait sur le champ de bataille. L’unique asile était alors dans les bandes de brigands ou dans les polks de cosaques. Comme le fait remarquer M. Bezsonof, les chants de lamentation sur le service forment du XVIe au XVIIIe siècle toute une littérature, tant l’aversion du militaire était innée dans le caractère russe ; mais c’est surtout au temps de Pierre le Grand que les bylines sont trempées des « larmes brûlantes des petits soldats, de ces malheureuses têtes de soldats » qu’on traînait à la gloire.


« Dans la ville de Véréia, — dans le village de Korotcharof, — tous les quartiers sont assignés, — tous les soldats sont installés, — les petits soldats du régiment de Toula, — première compagnie, les grenadiers.

« Ils se flattaient, les petits soldats, — de courir la nuit avec les belles filles, — avec les belles filles de Véréia, — avec les gentilles petites paysannes.

« Tout à coup grand malheur pour le régiment, — un ordre a été envoyé le soir : — à minuit, il faut nettoyer les fusils ; — à la blanche aurore, se tenir en rang, — se tenir en rang, l’arme au bras…

« Le capitaine crie : Arme sur l’épaule ! — et le major crie : En route ! en campagne ! — et le colonel : En d’autres pays, — vers la Turquie, vers la Suède !

« Et il y avait là un jeune soldat, — un jeune soldat sergent du régiment. — Il tient dans ses bras le drapeau, — le drapeau du tsar, le drapeau des Russies. — Il n’est pas ivre, mais il chancelle, — et s’incline de tous les côtés. — Il a fait ses adieux à son père, à sa mère, — à ses parens, à ses amis ; — son visage est baigné de larmes. — Hélas !