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l’extermination. Tous deux furent en butte, pendant toute leur vie, à des complots qu’ils réprimèrent avec une épouvantable rigueur : la boucherie des strélitz en 1698 n’a rien à envier aux écorcheries de boïars sous Ivan le Terrible, sur cette même Place-Rouge du Kremlin. Ils envoyèrent leurs femmes au couvent et furent meurtriers de leurs fils aînés. D’une haute intelligence, d’une instruction supérieure à leur époque, avec un goût semblable pour les étrangers et de la curiosité pour les arts de l’Occident, laborieux, infatigables autant qu’implacables, passionnément dévoués à leur mission, leurs grandes idées politiques leur sont communes. Ivan, avant Pierre, avait convoité les provinces baltiques, reçu les navigateurs européens dans ses ports, étendu ses intrigues en Pologne et jalonné, par la conquête de Kazan et d’Astrakan, la route de la Mer-Noire et de la Caspienne. Par leurs vices comme par leurs vertus, ils furent deux personnifications éminentes du Russe par excellence, le Grand-Russe. Ivan, abhorré des nobles, redouté du clergé, dont il avait entamé les revenus avant que Pierre osât toucher à leur propriété, laissa dans le peuple le souvenir d’un héros et d’un justicier. Les crimes et les infamies des boïars pendant la « période des troubles » ne justifièrent que trop ses éternelles accusations de trahison contre les nobles. On peut dire que le fils de Vassili est à beaucoup d’égards le précurseur du fils d’Alexis, et que le peuple, opprimé par les seigneurs et les voiévodes, ruiné par les brigands et les guerres civiles, ne cessa de regretter Ivan le Terrible que lorsque Pierre le Terrible parut.

S’il est vrai que les épopées, avant d’exister à l’état de poèmes, ont souvent couru le monde sous la forme de cantilènes ou de chants isolés, s’il est vrai que des centaines d’aèdes et de trouvères aient préparé l’avènement de l’Iliade ou de la Chanson de Roland, nous devons voir dans ces bylines sur Pierre le Grand les membres dispersés d’un poème russe qui ne verra pas le jour : l’Homère de la steppe qui pourrait grouper autour du héros moscovite ses héroïques lieutenans, comme les rois de la Grèce autour du roi des rois, viendrait maintenant

……….. Trop tard dans un monde trop vieux.


A son défaut, nous allons essayer d’esquisser avec ces cantilènes guerrières une sorte de Pétréide.

Notre traduction suivra de très près le texte russe, et l’on retrouvera dans l’œuvre des poètes de la Moscova et du Volga quelques-uns des procédés que l’on appelle homériques, bien qu’ils soient communs à toutes les poésies primitives : d’abord les répétitions textuelles, dans le même chant, de développemens entiers.