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pas de ceux que l’on oublie. Comme pour un autre héros, plus grand guerrier, moins grand homme, on a dû parler de sa gloire dans les campagnes moscovites, et ne dirait-on pas une paraphrase des vers célèbres de Béranger, une élaboration russe des Souvenirs du peuple dans cette vieille poésie qui sert d’épigraphe au recueil de M. Bezsonof :


« Et ces glorieux faits inouïs dans les chansons, — le rameur les chantera sur la mer infinie, — le voyageur fatigué les chantera sur la montagne, — et parfois, épuisé par les ans, — l’aïeul les chantera à ses petits-enfans, — et parce qu’il les aura de ses propres yeux vus, — les petits-fils envieront le bonheur de l’aïeul. »


Ce n’est pas seulement Pierre le Grand « dont le peuple a gardé la mémoire, » ce sont aussi ses généraux, les compagnons de ses travaux d’Hercule, les « aiglons de l’aire de Pierre, » comme dit Pouchkine, que la poésie des chaumières russes a voulu associer à son immortalité : elle a chanté Dolgorouki, Chérémétief surtout, dont le village natal de Paulovo a fourni un notable contingent de légendes. Toutefois la préférence populaire, parmi les auxiliaires du régénérateur, s’adresse évidemment à des héros moins célèbres dans l’histoire, et plus chers aux masses pour des motifs à nous inconnus. Lefort, Apraxine, Bruce, Bauer, sont dédaignés ; mais on se souvient du brigadier Krasnochtchokof, qui dans une circonstance oubliée, je crois, dans les fastes, refusa de trahir son maître ; on se souvient surtout des héros cosaques : Kotchoubey, Iskra, Paleï, Ivan Zamorianine. De même que dans l’épopée napoléonienne, à côté des grandes personnalités héroïques, à côté de Kléber, Ney, Murat, il y a place pour l’héroïsme des types collectifs ; de même que l’art et la légende ont immortalisé le grognard, le mamelouck, le fantassin des Pyramides, de même, à côté des Paleï et des Chérémétief, le peuple russe a voulu consacrer les auxiliaires obscurs et anonymes de Pierre le Grand.

Les noms de ses ennemis ont aussi une part dans sa gloire : on n’a oublié ni le roi Charles, ni ses lieutenans, Lewenhaupt ou Schlippenbach, ni le traître Mazeppa, ni les rebelles qui attirèrent le courroux du tsar. Sur ces derniers, la chanson en sait toujours plus long que l’histoire ; tour à tour passent devant nous Flor Minaévitch, Senka Manotsof, Nekrassof, Rytchof, Ephremof, Skorlighine-Karyghine, qui, apprenant l’exécution de ses complices, « prit une hache et un billot, — alla porter sa tête au voiévode. — Écoute, petit père, grand voiévode, — je viens apporter ma tête ; — j’ai pris avec moi la hache et le billot. — Mes amis, mes frères, sont