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kvass et de pain d’orge. Pendant qu’ils chantent, les paysans écoutent sur le seuil de leur isba en bois de sapin. En les écoutant, les vieux deviennent pensifs, les jeunes filles se prennent à rêver, et, dans un coin du tableau, l’une d’elles se détourne pour cacher une larme. Que chantent-ils donc, les kaliki ? Des complaintes tristes ou des chants d’amour ? Sont-ce les exploits de Dobryna Nikitich, le héros-boïar, ou d’Ilia Mourometz, le héros-paysan ? Sont-ce les hauts faits d’Ivan Vassiliévitch, le tsar terrible, ou de Pierre Alexiévitch, « du tsar blanc Pierre Ier, le premier empereur dans le pays ? » Au reste les kaliki ne sont pas seuls à propager ces légendes : les Russes, comme presque tous les Slaves, sont un peuple chanteur ; la vertu créatrice n’est pas éteinte partout chez eux. Pierre le Grand lui-même, si foncièrement russe malgré son goût pour les étrangers, avait ses momens de gaîté lyrique ; aux réjouissances pour la paix de Nystadt, lorsqu’il sentit ses épaules soulagées du fardeau écrasant de la guerre suédoise, il dansa sur la table devant tout le peuple et « chanta des chansons. »

Les chants ou bylines, dont il est le héros, viennent d’être recueillis, d’une manière plus complète et plus scientifique qu’on ne l’avait fait jusqu’à présent, par M. Bezsonof dans la collection Kiriéevski. Ce recueil est arrivé tout à point pour prendre sa place à côté des autres publications sur le « régénérateur » qu’a fait éclore le jubilé pour le deux centième anniversaire de sa naissance. L’année 1872 marquera dans le mouvement historique qui s’est fait en Russie autour de ce grand nom ; mais les beaux discours de MM. Grote et Solovief, les travaux scientifiques de MM. Bytchkof, Baranof, Minslof, avaient besoin de ce complément populaire : la légende de Pierre le Grand. Grâce à M. Bezsonof et à la Société des amis de la littérature russe, le peuple a été admis, à côté des savans et des professeurs, à prononcer, lui aussi, son jugement sur Pierre le Grand et à rendre témoignage à son réformateur.


I. — L’EPOPEE DE PIERRE LE GRAND.

Comment ce géant qui à son voyage de France fixa les mobiles esprits parisiens n’aurait-il pas laissé une trace profonde dans les âmes neuves et naïves, pieusement tenaces dans leurs souvenirs, des populations russes ? Est-il possible que ses traits originaux et presque épiques, que ses guerres sur la Caspienne et sur la Baltique, sur la mer d’Azof et sur la Mer-Blanche, ses travaux qui bouleversèrent la terre russe et ses lois qui transformèrent l’homme russe, aient passé sans se refléter, ne fût-ce qu’un instant, dans le miroir tranquille de l’imagination populaire ? Non, Pierre Ier n’est