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l’épaulement, il suivait l’effet des coups, rectifiait le tir, pointait lui-même les pièces, et, blessé trois fois, il continua de combattre jusqu’au moment où il fut coupé en deux par un obus. La canonnade prussienne avait pris une telle intensité qu’à certains momens on comptait trente coups par minute. Les marins répondaient avec succès. Ils avaient forcé sur la droite une batterie prussienne à s’abriter dans un pli de terrain, fait sauter un caisson sur la gauche, et démonté les pièces que l’ennemi cherchait à établir pour nous prendre d’enfilade ; mais les munitions, comme toujours, commencèrent bientôt à manquer. Il fallut les aller chercher à la citadelle, c’est-à-dire à une distance de près de 5 kilomètres, et comme il n’y avait point de gargousses confectionnées à l’avance, on les fabriquait avec des sacs de toile au fur et à mesure de la consommation ; les sacs de toile épuisés, on réquisitionna des sacs de papier dans les magasins d’épicerie, et cependant, malgré les déplorables conditions de la défense, la lutte continua jusqu’à la nuit sans que les Prussiens eussent gagné un pouce de terrain. Les 2,000 hommes de la garde nationale sédentaire s’étaient portés sur le champ de bataille. Ils étaient commandés par MM. de Chassepot, colonel, de Puyraimond, lieutenant-colonel, de Guillebon et Boutmy, chefs de bataillon, et ces braves officiers manœuvrèrent habilement pendant huit heures à travers des champs labourés par les obus, afin de faire croire à l’ennemi que de fortes réserves étaient prêtes au premier signal à se porter sur les points menacés[1]. Cette tactique réussit très bien. Au moment où une forte colonne d’infanterie tentait un mouvement tournant par le chemin qui longe la vallée de la Selle, le commandant Boutmy se présentait avec son bataillon ; une décharge et deux coups de canon à mitraille suffirent à faire rétrograder la colonne, qui croyait avoir devant elle des forces considérables et se replia en toute hâte. Cette manœuvre sauva les défenseurs des lignes d’un grand désastre, car, si l’ennemi avait poussé l’attaque à fond, il leur aurait coupé la retraite sur Amiens et se

  1. Tout le monde fit bravement son devoir à Amiens dans la journée du 27 novembre. Le premier président de la cour d’appel, M. Saudbreuil, resta comme simple garde national aux postes avancés pendant toute la durée de l’action. Une compagnie de pupilles, dont les plus âgés n’avaient pas dix-huit ans, suivirent leurs pères sur le champ de bataille, et s’y rendirent fort utiles pour le transport des munitions et les secours aux blessés. Quelques momens avant l’entrée des Prussiens, M. Herbet, capitaine d’armement de la garde nationale, fit noyer dans le bassin de la place de Longue ville la poudre de six caissons que la garnison, faute de chevaux, avait abandonnés en se retirant pendant la nuit ; il fit de même évacuer une pièce de 12, qui était restée faute d’attelage dans la ville, et c’est grâce à cette circonstance que pas un seul des canons qui avaient fait feu à la bataille d’Amiens ne tomba aux mains de l’ennemi.