Page:Revue des Deux Mondes - 1873 - tome 106.djvu/671

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qu’elle se promenait seule dans les jardins, Buckingham sortit brusquement d’une charmille, et, tombant à ses genoux, il s’emporta « au-delà des bornes du respect, » car il pensait comme le grand Condé « qu’une femme espagnole et dévote peut toujours laisser quelques espérances. » Anne poussa un grand cri ; sa première femme de chambre, Mme de Beauvais, celle-là même qui, vieille, laide et borgne, fut la première conquête de Louis XIV, accourut aussitôt. « Madame, dit-elle avec une discrétion parfaite, j’entends que l’on vient au bruit ; je vais au-devant dire que ce n’est rien, et que votre majesté a eu peur. » Mme de Chevreuse, qui suivait Mme de Beauvais, s’éloigna comme elle ; mais bientôt un nouveau cri se fit entendre. Les dames revinrent sur leurs pas ; Buckingham rentra dans les charmilles, et le lendemain il partit pour l’Angleterre, où trois ans plus tard il tombait assassiné par Felton. Les cris du jardin de l’évêché d’Amiens donnent-ils raison à Mme de Motteville lorsqu’elle dit que la belle galanterie de la reine embellissait la cour sans blesser la vertu ? C’est un mystère qui ne sera jamais éclairci, et, comme le dit un des récens biographes d’Anne d’Autriche, l’histoire sur ces questions délicates est condamnée à une prudente réserve.

Richelieu était venu à Amiens en 1625 ; il y revint onze ans plus tard, lors de la prise de Corbie par les Espagnols, et peu s’en fallut qu’il n’y laissât sa vie. Ses ennemis, à la tête desquels était Monsieur, frère de Louis XIII, avaient formé le projet de l’assassiner : Saint-Ibal et Montrésor devaient faire le coup ; mais au moment où ils allaient frapper, Monsieur recula devant le meurtre d’un cardinal. Sauf l’inique exécution du gouverneur Saint-Preuil et la révocation de l’édit de Nantes, qui porta un coup funeste à l’industrie locale, l’histoire d’Amiens n’offre jusqu’à la révolution aucun fait d’un intérêt exceptionnel. En 93, cette ville eut à compter avec deux hommes dont le nom rappelle les plus tristes jours de cette sanglante époque, Chabot et Joseph Le Bon.

Les Amiénois s’étaient rattachés avec ardeur aux principes formulés dans les cahiers des états de 89. Ils voulaient des réformes, mais ils repoussaient les excès et les vengeances politiques, et tout en donnant aux armées de nombreux volontaires, tout en marchant aux premiers rangs contre les soldats de la coalition, ils n’entendaient pas que sous prétexte de sauver le pays on le mît à feu et à sang. Les membres de la Société populaire ne craignirent point de présenter une adresse à la convention pour demander la mise en jugement de Danton, de Robespierre, de Marat, et la suppression du tribunal révolutionnaire, « ce tribunal de sang, qui ne représentait, par son organisation monstrueuse, que l’image d’un pouvoir inquisitorial et barbare. » La convention n’osa point discuter