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mettre, comme le dit un chroniqueur, le plus grand crime que les hommes aient commis depuis la mort du Christ. Le souvenir de Jeanne est encore vivant au Crotoy. Les femmes n’en parlent qu’avec un profond respect; elles l’honorent comme une sainte, et par une singulière rencontre la dernière branche de sa famille est venue s’établir parmi ce bon peuple qu’elle aimait. Cette branche, autorisée par lettres patentes à porter le nom de du Lis et des fleurs de lis dans ses armes comme Henri de Bourbon, végète aujourd’hui dans la misère, et l’administration française a cru faire assez pour elle en lui ouvrant l’accès de la douane active, où ses membres les plus favorisés de la fortune sont arrivés au grade de brigadier.

Le Crotoy, aux XIIIe et XIVe siècles, n’était pas seulement une forteresse de premier ordre, c’était aussi le centre d’un commerce très actif et une étape, c’est-à-dire un entrepôt pour les vins du midi, les laines d’Espagne et les plantes tinctoriales, guède et pastel, qui alimentaient les villes drapantes du nord. Sous les rois d’Angleterre Edouard II et Edouard III, dont il relevait féodalement, les péagers y touchaient chaque année pour les droits d’arrivage et de transit une somme équivalente à 3 millions de notre monnaie, et c’est à peine si le péager moderne qui leur succède sous le nom de receveur des douanes arrive à verser aujourd’hui 700 ou 800 francs dans les caisses de l’état, La pêche côtière est la seule ressource des habitans, et certes ils méritaient d’être mieux traités par la fortune, car ils sont honnêtes, hospitaliers, vaillants à la mer, et la seule chose qui puisse les effrayer, c’est de rencontrer sur leur route, quand ils vont s’embarquer, un chat ou un curé. Ses pilotes n’ont jamais marchandé leur vie pour porter secours aux navires en détresse, et dans les plus mauvais jours de la révolution, c’est l’un d’entre eux, Vandenthun, qui, avec l’aide de MM. Du Bellay, d’Abbeville, et Delahaye, du Crotoy, conduisit en Angleterre le duc de Larochefoucauld-Liancourt[1], l’un des membres de la haute noblesse qui se sont montrés le plus dévoués à la personne de Louis XVI et aux intérêts de la nation. Avant de monter sur le bateau qui devait le conduire en exil, le duc de Larochefoucauld remit à M. Delahaye la moitié d’une carte à jouer, l’as de cœur. « Lorsque Vandenthun vous rapportera cette carte, dit-il, je serai sauvé. Faites-moi le plaisir, je vous prie, de la faire passer aussitôt au château de Crèvecœur à Mme de Larochefoucauld. » Vandenthun rapporta la carte, et depuis cette époque jusqu’en 1823, date de sa mort, il allait chaque année passer quinze jours avec le duc, qui le

  1. Oh trouvera l’intéressant et dramatique récit de l’évasion du duc de Larochefoucauld dans l’Histoire de cinq villes, de M. Ernest Prarond, IIe partie, p. 183.