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périodiquement Constantinople. Les derviches bektachis furent également entraînés dans la catastrophe. On abolit leur ordre ; on trancha la tête à leurs chefs ; si on leur fit grâce de l’exil, ce ne fut qu’après les avoir obligés à quitter leur costume.

Pendant plusieurs jours, les exécutions et les déportations se poursuivirent sans lasser l’ardeur des juges ni l’activité des bourreaux. Le cheik-ul-islam, assisté de deux cadi-askers en charge et de huit anciens cadi-askers de Roumélie et d’Anatolie, présidait le tribunal suprême. La sentence était portée par ces dix grands juges, et confirmée par le moufti. La mort, l’exil ou la mise en liberté suivaient immédiatement. On estime que, du 16 au 22 juin, 6,000 ou 7,000 janissaires périrent par la corde, 3,000 dans les flammes de leurs casernes mitraillées. Les mischans (armoiries) que chaque janissaire mettait sur sa boutique, sur son café ou sur sa maison, furent brisés par l’ordre exprès du sultan. Partout la fureur du peuple s’empressa de seconder la destruction des emblèmes qui rappelaient le corps aboli. L’astre du grand-seigneur l’emportait, mais l’épuration n’eût pas été complète, si l’on n’eût pris soin de l’étendre aux provinces. Des ordres furent expédiés à Andrinople, à Smyrne, à Damas. « Un hatti-chérif, arrivé hier au pacha de Smyrne, écrivait le 24 juin le commandant de la Galatée, M. Maillard de Liscourt, lui enjoint de se défaire de tous les janissaires qui viendraient chercher un refuge dans son pachalik. Cette mesure est générale. Le hatti-chérif a été lu hier publiquement. » Jamais cause ne fut plus promptement abandonnée que celle des janissaires. Les rebelles n’avaient pas seulement « fléchi le genou devant l’étendard sacré, » comme le croyait M. Maillard de Liscourt ; ils s’étaient courbés sous le poids de la réprobation publique. Le sentiment de leur indignité leur ôta tout courage. L’abolition de Todjak ne fut marquée par une lutte sanglante qu’à Stamboul même. Partout ailleurs, à Erzeroum, à Alep, à Trébizonde, la corporation s’écroula comme un colosse qui manque par la base.

Constantinople était devenu un camp. « Les ministres, écrivait à l’amiral de Rigny un des aides-de-camp du comte de Guilleminot, M. Huder, font les affaires sous la tente. Grands et petits, tout porte le fusil, beaucoup à baïonnette. Le sultan lui-même a fait le maniement d’armes ; les ministres le font chaque soir jusqu’à minuit. On voit de tous côtés des pelotons manœuvrant. Enfin c’est une fièvre. Les Turcs ont en ce moment le délire des innovations. Lois civiles et militaires, ils veulent tout changer. Le Coran s’arrange de tout maintenant. Il est remarquable que jamais l’ordre ne fut si bien observé dans nos quartiers ; jamais les Européens n’ont été aussi respectés. Les bourgeois musulmans font eux-mêmes