Page:Revue des Deux Mondes - 1873 - tome 106.djvu/589

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

fut le port tranquille où elle attendît patiemment le moment d’appareiller pour le seul pays qu’elle désirât, et où elle devait retrouver l’époux si brave, si brillant, si chéri, qui lui avait été enlevé. Le duc Henri de Montmorency avait été heureux dans toutes ses entreprises jusqu’à la fatale et coupable étourderie qui le fit tomber à Castelnaudary et le conduisit à l’échafaud de Toulouse ; en dépit de la tragédie de sa mort, on peut dire que ce bonheur se continua jusque dans l’éternité, car il a été le mari le plus longuement pleuré qu’il y ait jamais eu au monde, et ce n’est que très justement que les contemporains donnèrent à la duchesse le nom de moderne Artémise. Les roses de cette union n’avaient pas cependant été toujours sans épines, et plus d’une fois la duchesse en avait ressenti les piqûres ; mais les peines qui nous viennent par ceux que nous aimons sont préférables aux douceurs qui nous viennent de ceux que nous n’aimons pas, et les infidélités d’un époux vers lequel volaient tous les cœurs n’en avaient fait que mieux sentir le prix à celle qui en était la légitime souveraine. Tout fut-il uniquement regrets dans cette longue douleur, et n’y entra-t-il pas quelques atomes de remords ? Quelques-unes de ces larmes sans cesse renouvelées tombèrent-elles en repentir de conseils imprudens ou d’exhortations ambitieuses qui auraient contribué à pousser Montmorency vers sa malheureuse fin ? L’histoire reste peu claire à cet égard, et les faits connus, s’ils autorisent une pareille question, ne permettent guère d’y répondre. Pour notre part, nous croyons cependant que Mme de Montmorency ne fut pas exempte de tout blâme, et nous ne comprenons guère l’insistance de certains historiens à la faire plus innocente que ne le comporte la nature humaine, que ne le comporte surtout la nature passionnée de son pays. Nous voulons bien consentir à récuser le témoignage formel de la grande Mademoiselle, qui affirme avoir reçu de la bouche même de la duchesse l’aveu de sa participation à la fatale entreprise du duc, car Mademoiselle, avant tout préoccupée de justifier Gaston son père, peut être soupçonnée de partialité ; mais les présomptions morales ont ici la force de véritables preuves matérielles. Était-ce donc en vain que Mme de Montmorency était Italienne et Italienne de grande race ? Était-ce en vain que coulait dans ses veines le sang des Orsini, ce terrible sang de faction et de guerre civile ? Ce qui serait extraordinaire, c’est qu’une telle femme n’eût pas rêvé son époux aussi puissant qu’il était brillant, n’eût pas eu pour lui autant d’ambition qu’elle avait d’amour, et l’ambition était ici une forme même de l’amour. Qu’y a-t-il d’improbable à ce qu’une Orsini ait rêvé pour un Montmorency la gloire d’être l’arbitre du royaume, le libérateur de la noblesse, le vengeur de la