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d’achever les parties commencées, va entamant le corps capricieusement, arbitrairement, mord ce membre, s’arrête et ronge plus loin. « Oh ! pourquoi ma chair solide ne peut-elle se fondre et se résoudre en rosée ! » s’écrie Hamlet dans son premier monologue ; le spectacle que présente la poitrine de ce cadavre montre ce souhait réalisé. Une épouvantable liquéfaction s’est accomplie, et dans cette mare nagent et se traînent avec la paresse de l’éternité d’ignobles vers qui semblent avoir conscience que rien ne viendra les déranger, et qu’ils peuvent accomplir leur œuvre en toute lenteur. Cette sculpture est tellement voisine de la réalité, et la première impression qu’elle donne est tellement forte, qu’on oublie que ce n’est là qu’un simulacre, et que, l’imagination s’en mêlant, il nous a semblé respirer les nauséabondes émanations de la chimie du sépulcre.

Malgré l’horreur du spectacle, je me suis complu à rester longtemps en face de cette effigie, et à repasser dans ma mémoire tous les souvenirs de littérature et d’art de la renaissance qui pouvaient me servir à la commenter et à l’expliquer. Je me rappelai par exemple cette funèbre histoire racontée dans un de ses traités d’édification par un des plus illustres prélats de l’église anglicane, Jérémie Taylor, histoire qui m’avait fait frémir d’horreur lorsque le l’avais lue dans les jours de ma jeunesse. Souvent on avait prié une jeune dame noble, d’une extrême beauté, de faire peindre son image, et elle s’y était constamment refusée. Enfin un jour elle consentit, mais en y mettant pour condition que ce portrait ne serait peint que huit jours après sa mort. Cette clause fut respectée, et lorsqu’on ouvrit le cercueil au jour fixé après son ensevelissement, on lui trouva la face à demi rongée par les vers et un serpent logé dans le cœur. « Dans cet état, elle fut peinte, ajoute l’évêque Taylor, et c’est ainsi qu’elle fait figure dans la salle de ses ancêtres, parmi les chevaliers bardés de fer. » Pareille histoire est racontée du roi René de Provence, et le musée d’Avignon contient, si je ne me trompe, un tableau attribué à ce bon prince, où il a eu le sinistre caprice, s’il faut en croire la tradition, de représenter ainsi une de ses maîtresses mortes. Mais il est un artiste de la renaissance, peu célèbre en dehors de la province où sont restées ses œuvres, qui a poussé ce sentiment funèbre jusqu’à ses plus extrêmes limites, le Lorrain Ligier Richier.

Ligier Richier n’est pas plus exact que l’artiste inconnu qui a sculpté le cadavre de Notre-Dame de Moulins ; cependant, comme il a plus de génie, il a trouvé l’art de nous épargner le sentiment de dégoût que nous inspire cette dernière œuvre tout en nous faisant éprouver un sentiment d’épouvante encore plus fort peut-être. Deux de ses œuvres surtout méritent d’être recommandées