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présentes ou des mauvaises habitudes acquises, la peine rétablit dans l’esprit cette prépondérance normale de l’amour du bien que beaucoup de moralistes et de théologiens regardent comme la vraie définition de la liberté. Cette raison seule suffirait pour justifier le châtiment, parce que faire du bien à une personne, ce ne peut être lui faire du tort. Le punir pour son propre bien, pourvu que celui qui inflige la peine ait un titre à se faire juge, n’est pas plus injuste que de lui faire prendre un remède, s’il est malade. — Il y a dans tout ce raisonnement un singulier malentendu. Ce n’est pas le coupable actuel qui retire le profit du châtiment appliqué à son crime, c’est le coupable éventuel, le malfaiteur possible, celui chez lequel germe une vague tentation de crime, et qui peut encore s’empêcher de l’accomplir en opposant (à son désir la crainte du châtiment infligé à un autre. Or cette considération rentre dans l’idée de l’utilité sociale, que M. Mill a distinguée de celle-ci, et que nous aurons à examiner tout à l’heure.

Il paraît bien qu’il se produit ici dans son esprit quelque confusion. S’agit-il des crimes futurs dont la pensée peut être réprimée dans l’esprit du coupable puni ? Est-ce là le profit individuel que le coupable doit retirer de la peine infligée, et qui, selon M. Mill, suffit pour la justifier ? Mais dans ce cas même il y a des circonstances, et les plus graves de toutes, où le profit sera nul. Si la peine infligée au coupable est la plus terrible de toutes, celle qui devrait être la plus salutaire, si c’est la perte de la vie, il est trop clair que le temps manquera au malfaiteur pour en profiter. S’il s’agit d’une peine plus légère qui lui laisse le temps de vivre et la possibilité de mal faire encore après qu’il l’aura subie, il rentre dans la condition ordinaire des autres hommes, et pourra recevoir en effet du souvenir de sa punition une heureuse influence dont profitera sa conduite future ; mais ce n’est encore là qu’un cas particulier de l’utilité sociale du châtiment. Or il est certain que déjà avant son crime actuel le malfaiteur savait à quoi il s’exposait, puisqu’il y en a eu d’autres, en grand nombre, châtiés avant lui, — et pourtant l’idée d’un châtiment très probable ne l’a pas arrêté. Un autre groupe de motifs a été plus fort que ceux qui devaient l’empêcher de mal faire, et le crime a été irrésistiblement commis. Quelle raison avez-vous d’espérer que l’expérience de sa punition personnelle agira plus fortement sur ses déterminations que l’expérience accumulée de tous les châtimens infligés avant lui ? Ici même les annales judiciaires sembleraient donner tort à M. Mill. Elles prouvent en effet, par le nombre des récidives et leur proportion dans l’ensemble des crimes, que le souvenir du châtiment personnel n’est pas un motif plus déterminant que l’idée générale de la pénalité appliquée aux autres hommes, et que ce motif n’a pas