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institutions. Elle correspond dans ses développemens à la marche d’une civilisation plus avancée. Peu à peu on voit le principe barbare de la composition et de la vengeance individuelle, céder le terrain et s’effacer devant la pénalité sociale. On assiste à la naissance et à l’élévation graduelle d’une administration de la justice où la punition du méfait devient le point principal, et l’indemnité à celui qui en avait été la victime le point secondaire, où enfin l’action collective de la société se substitue à l’action de l’offensé. L’idée d’une « justice punissante » se forme, se développe, et prend définitivement la place de la justice primitive, « la justice indemnisante. »

Même évolution de la notion de criminalité chez les peuples les plus différens, à des époques très éloignées l’une de l’autre. Partout, dans un état social suffisamment analogue, ce que nous nommons crime en langage civilisé est considéré surtout comme un cas de dédommagement, de réparation, d’indemnité. On évalue le moins mal qu’on peut le dommage causé, et l’offenseur fournit la composition. « Chez les Germains, nous dit Tacite, on expie un homicide par un nombre déterminé de bœufs et de moutons, et toute la famille reçoit satisfaction. » C’est ce qui explique comment, au grand scandale du droit romain, parvenu aux notions supérieures de la justice civilisée, on vit la composition, le wehrgeld, prendre place dans les codes divers qui essayèrent de régler l’état de choses issu de l’invasion. Même dans Grégoire de Tours, nous entendons un homme dire à un autre qu’il a désintéressé : « Tu me dois rendre beaucoup de grâces de ce que j’ai tué tes parens, car par le moyen de la composition que tu as reçue l’or et l’argent abondent dans ta maison. » Le progrès qui s’était fait chez les Hellènes s’opéra chez les populations mixtes de Germains et de Latins, mêlées par l’invasion et soulevées par l’idée chrétienne au-dessus de ce niveau des législations antiques. Le travail d’élimination se poursuivit sans relâche : le principe de la pénalité finit par prévaloir dans tout l’Occident sur le principe de l’indemnité. Telle est partout, à ce que l’on nous assure, la marche historique, chez les Grecs comme chez les Germains, comme chez les Américains du nord, comme chez les Indiens. Chaque expérience historique nouvelle ne serait que la confirmation de cette loi. Les populations barbares commencent la justice par le dédommagement, les peuples civilisés la continuent et l’achèvent par la pénalité.

Ainsi notre idée moderne de justice est une idée complexe née par association, comme toutes les idées complexes. C’est à l’aide de l’histoire que M. Littré en a fait l’analyse. Il l’a vue commencer, il l’a vue s’élever peu à peu du fait primordial qui lui a donné naissance au degré de la notion la plus haute et la plus