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complexe. Le fait primordial, c’est la vengeance individuelle, ou la compensation à prix d’argent, traduction élémentaire de la vague notion d’identité ou d’égalité entre les hommes. C’est là uniquement là qu’il faut aller chercher avec M. Littré le dernier élément irréductible de ce vaste appareil de sentimens, de principes, d’institutions et de lois qui constituent l’ordre social dans les civilisations perfectionnées.

Nous ne suivrons pas M. Littré dans l’analyse de tous les faits « par lesquels l’idée de justice s’est manifestée sociologiquement ; » il nous suffira d’en indiquer les résultats. Nulle part à l’origine des sociétés, M. Littré n’aperçoit une justice primitive, réglant les rapports des hommes entre eux, déterminant les degrés de la criminalité et les degrés de la peine qui doivent y correspondre. Le grand fait qu’il s’efforce de mettre en lumière, c’est qu’au début de l’histoire, dans les sociétés sauvages qu’il nous est encore donné d’observer ou dans les civilisations rudimentaires dont les annales nous ont été en partie conservées, la criminalité n’existe pas ; partant l’idée de justice, telle que nous l’entendons, est absente. Ce qui existe, c’est l’offense et la vengeance. L’offenseur a tout à craindre de l’offensé ; mais il n’a rien à craindre, si celui-ci ne ressent point l’injure. Au cas où l’offensé ne se plaint pas, nul dans la tribu ne se plaindra. Il n’y a pas même, dans ces commencemens de société, une opinion morale qui déteste de pareils actes et les flétrisse ; à plus forte raison, pas de justice qui les châtie. À cette première période de l’histoire, on ne voit poindre l’idée de pénalité que sous la forme individuelle de représailles, lesquelles s’exercent ou par le dédommagement pécuniaire (la composition), ou par la vengeance rendant le mal pour le mal (le talion) ; c’est là l’humble et grossier début de la justice future. Peine, qui vient du latin pœna, lequel à son tour est le grec ποινή, ne signifie pas autre chose à l’origine que compensation pour offense. Quand Achille égorge douze jeunes Troyens sur le bûcher de Patrocle, c’est comme compensation, ποινή, du meurtre de son ami tué par Hector ; c’est le mot dont se sert Homère à chaque instant. Ce témoin des temps héroïques de la Grèce nous déclare qu’un meurtre était alors une affaire privée à laquelle la moralité publique n’avait rien à voir ; on dédommageait les parens du mort, et l’on allait ensuite partout tête levée. « On reçoit, dit Ajax, la compensation pour le meurtre d’un frère ou d’un fils ; le meurtrier reste parmi les siens, ayant payé une large compensation, et l’offensé, ainsi dédommagé, s’apaise et renonce à son ressentiment. » Au temps de la guerre de Troie, la notion de criminalité et de justice n’existait donc, suivant M. Littré, à aucun degré ; elle se forme ensuite par le progrès même de l’opinion publique, de la raison générale, des mœurs et des