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plus implacable mépris ? On le traite à la façon d’un arbre que l’on émonde, parce que ses branches obstruent la voie, à la façon d’une pierre qui a roulé du rocher voisin sur la route et que l’on écarte pour faire le passage libre ; mais l’arbre et la pierre ne sentent pas le traitement qu’on leur fait subir ; l’homme en a le sentiment, il en souffre. Est-il juste de le faire souffrir ainsi parce qu’il est un obstacle irresponsable à votre manière toute spéciale d’entendre la civilisation et le progrès ? Vous l’écartez dédaigneusement du chemin où vous passez, vous l’excluez de la société humaine ; vous lui retirez l’usage de ses facultés et de ses droits. Quoi de plus odieux, si vous n’avez pour justifier votre conduite qu’un besoin social que vous prétendez représenter ? Vous frappez dans cet homme un ensemble de hasards ou de coïncidences empiriques dont il est absolument innocent. Vous l’avouez vous-mêmes, et pourtant vous frappez ! Quelle inconséquence et quelle dureté ! Et quel est le juge qui oserait condamner l’instrument fatal d’un crime ? Il se sentirait impuissant et désarmé le jour où il verrait paraître à sa barre non une volonté libre, responsable du mal qu’elle a fait, parce qu’elle savait que c’était le mal et qu’elle était libre de ne pas le faire, mais un tempérament asservi à des passions irrésistibles, un cerveau surexcité, un bras poussé au crime par une réaction cérébrale trop forte. Dans une pareille hypothèse, la plus légère condamnation serait un abominable abus de pouvoir.

Cette théorie, qui nie toute perversité volontaire, conserve, je le sais, la ressource d’assimiler le criminel à l’aliéné et d’ouvrir pour les scélérats un vaste Charenton ; c’est la conclusion suprême et nécessaire ; mais je ne sais comment les partisans de ces nouvelles idées osent se vanter de leur philanthropie. Oter à l’humanité la liberté du mal en même temps que la liberté du bien, considérer comme un acte de démence toutes les révoltes contre l’ordre social, traiter l’homme comme une chose tantôt agitée et tantôt inerte, mais toujours irresponsable, déclarer qu’on ne peut attribuer nos volitions à un moi chimérique, qu’elles ne dépendent que des influences combinées du dehors et des réactions cérébrales qui en résultent, enfermer le coupable dans un cabanon, sous prétexte qu’il est fou et qu’il a besoin, dans son propre intérêt, d’être privé de l’exercice de ses organes, sans espoir de réhabilitation possible, puisqu’il ne peut y avoir dans le repentir même du coupable une garantie contre le retour de l’accès morbide, — si c’est là le progrès que doit réaliser dans le monde cette conception à la fois matérialiste et humanitaire, nous demandons qu’elle demeure éternellement à l’état d’utopie, heureux de garder les tyrannies de la civilisation, qui repose tout entière sur l’idée de la dignité humaine,