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et il faut que cela sorte, car je suis votre véritable ami. — Quand nous discutions encore (jours heureux ! jours de délices !) à propos de l’abominable affaire de Suisse, vous m’avez écrit dans une de vos réponses : « Ma ferme conviction est que l’idée d’une conspiration révolutionnaire est un fantôme, qu’il n’y en a pas, qu’il n’y en a pas eu, et que l’accord des esprits avec l’esprit du temps a seul produit les manifestations dénoncées et exploitées par l’école de Metternich. » Tel était le sens de vos paroles. A voir chez vous cette foi du charbonnier, les bras me tombèrent. Je ne soupçonnais pas que la preuve de mes assertions dût être écrite si tôt et d’une façon si sanglante sur les maisons de Berlin ; car, sachez-le, à Berlin tout était systématiquement préparé depuis quinze jours pour la plus infâme insurrection qui ait jamais déshonoré une ville. Des pierres, destinées à lapider mes fidèles soldats, avaient été l’assemblées dans toutes les maisons, non-seulement de Berlin même, mais de Cologne, de Neustadt, de Friedrichstadt[1]. On en a vu apporter par de longs convois, ainsi que des mottes de gazon, destinées à servir de défense contre le feu des troupes, et personne ne s’expliquait ce singulier besoin de pierres et de gazon. En outre, dans les rues principales, tous les étages des maisons avaient été mis en communication les uns avec les autres, afin que les insurgés, avertis du mouvement des troupes, pussent du haut des toits lancer des pierres ou tirer des coups de feu. Plus de 10,000 hommes, dont la trace est officiellement connue et suivie, et le double assurément en dehors des preuves authentiques, tous faisant partie de la plus ignoble canaille, avaient envahi la ville depuis plusieurs semaines ; ils s’étaient si bien cachés que la police, avec ses faibles moyens, ne put les découvrir. Il y avait parmi eux l’écume des Français (de vrais galériens), l’écume des Polonais et des Allemands du sud, surtout des habitans de Mannheim ; il y avait aussi des gens très disciplinés, de prétendus comtes italiens, des négocians… Un riche marchand de Mannheim a été tué dans la Kœnigstrasse pour s’être jeté la hache en main sur mon premier régiment de la garde (oh ! le brave régiment !) au moment où il se retirait après lui avoir accordé la vie sauve. Quand on a enterré les criminels du grand jour, il y en eut une cinquantaine que personne ne connaissait ; on ne savait ni leur pays, ni leur nom. A Paris, à Carlsruhe, à Mannheim, à Berne, — nous savons officiellement les dates, — les chefs du mouvement européen disaient le 18 mars : « Aujourd’hui c’est le tour de Berlin ! » Ainsi parlaient notamment Hecker, Herwegh et beaucoup d’autres associés de la même gredinerie (viele andere von der Schuftenschaft).

« A vous donc cette question, cher ami : persistez-vous encore dans votre parti-pris de ne croire à aucune conspiration ? Dieu fasse que vous répondiez : non ; mais ce non, je ne puis le garantir, et voilà ce que j’ai

  1. Noms des divers faubourgs.