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pas à nous de les relever ; ils appartiennent à l’histoire, puisqu’ils indiquent la persistance ou plutôt le continuel renouvellement des sentimens de haine que les cœurs les plus généreux nourrissaient contre nous. Si les meilleurs pensaient ainsi, que devaient faire les autres ?

Bunsen était si intimement d’accord avec le prince sur les points essentiels, il avait une telle admiration pour sa politique tout imprégnée de sentimens chrétiens, qu’il le considérait dès lors comme le représentant de la vérité sur le trône. Il était persuadé que l’avènement de Frédéric-Guillaume IV serait le début d’un âge d’or. Il lui donna en 1837 une curieuse preuve de son enthousiasme. Le prince était tombé malade ; dès que la nouvelle en vint à Rome, fort exagérée sans doute par la sympathie même que Frédéric-Guillaume inspirait, on devine quelles furent les anxiétés de Bunsen. Le prince mort, que d’espérances à jamais perdues ! Il est difficile de ne pas se rappeler ici Fénelon et le duc de Bourgogne ; avec l’ami de Bunsen, c’était tout un avenir, tout un monde qui descendait au tombeau. Heureusement rassuré après quelques semaines, Bunsen voulut chanter sa joie, et il composa en l’honneur de son ami un poème intitulé Astrée, Voltaire a pu dire de sa voix moqueuse :

Regrettera qui veut le bon vieux temps,
Et l’âge d’or et le règne d’Astrée,
Et les beaux, jours de Saturne et de Rhée,
Et le jardin de nos premiers parens,


la raillerie du mondain n’empêche pas que tous les nobles cœurs et tous les esprits poétiques ne se soient représenté à l’origine des choses un état d’innocence, un paradis de justice. Illusion ou non, c’est le sentiment de l’humanité. Sous une forme ou sous une autre, tous les peuples ont chanté « l’aimable simplicité du monde naissant. » Une des plus belles figures nées de cette croyance universelle, n’est-ce pas Astrée, fille de Jupiter, qui faisait régner la justice parmi les hommes, et qui, une fois la justice méconnue, s’envola vers le ciel ? Astrée connaît le culte du prince royal pour l’éternelle justice, elle sait que son règne sera le règne du droit, et c’est elle qui vient rassurer son ami. Au milieu des souvenirs de l’ancien monde, appliqué à en retrouver les inspirations premières et la gracieuse adolescence, Bunsen ne faisait pas œuvre de pédant le jour où il évoquait Astrée ; il personnifiait tout naturellement ses idées dans une des images qui l’entouraient. Sa maison était située sur les hauteurs du Capitole ; c’est là qu’il eut cette vision, comme il l’appelle, le 22 janvier 1837. « Bien que j’aie quitté la terre, lui dit la déesse, je la surveille du haut des cieux, et j’ai toujours l’espoir d’y redescendre. J’y suis redescendue, quand vous avez