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à payer sur les cinq milliards qu’il a fallu trouver dans ces deux années de peine et de labeur ! Voilà ce qu’il ne faudrait pas oublier.

L’occupation étrangère, cette marque vivante d’une guerre néfaste, est sur le point de disparaître, la France redevient libre, et n’est-ce point un des jeux les plus bizarres de la fortune qu’avec cette délivrance coïncide l’arrivée de ce prince de l’Asie venant s’asseoir au foyer d’une nation qu’on a pu lui représenter comme abattue, dont le malheur même n’a pu tarir ni la vivace énergie ni l’humeur facile et enjouée ?

Qu’on l’accueille donc avec toute la bonne grâce de l’hospitalité française, ce souverain oriental, ce shah de Perse pour qui la France est toujours le pays le plus digne d’être vu et qui ne paraît d’ailleurs manquer ni d’instruction, ni de jugement, ni d’esprit ; que le président du conseil municipal de la grande ville le reçoive sous l’Arc de l’Étoile en lui souhaitant la bienvenue, que le président de l’assemblée nationale lui ouvre la porte d’un de nos palais, et que le maréchal de Mac-Mahon le traite comme un chef de la France, roi ou président, doit traiter un souverain étranger ; qu’on lui fasse voir les grandes eaux de Versailles, nos musées, nos monumens, les Invalides, notre armée nouvelle défilant devant lui, la cité illuminée, l’Opéra et même une séance de l’assemblée : c’est assurément un des spectacles inattendus et curieux du temps. Voilà une république rendant les honneurs royaux à un souverain, non pas même à un prince de l’Europe, mais à un souverain absolu arrivant du centre de l’Asie, — et après tout, si la république a des chances de vivre, c’est en se montrant ainsi, hospitalière et polie, athénienne par les mœurs. Le shah de Perse a pris le meilleur moyen de se faire bienvenir, il paraît s’intéresser à tout dans ce monde si nouveau pour ses yeux, sous plus d’un rapport assez énigmatique, et dont il pourrait dire, lui aussi, ce que disait Usbek : « il n’y a point de pays au monde oh la fortune soit si inconstante que dans celui-ci. » Paris à son tour s’est prêté de la meilleure volonté à ces réceptions, car, on aura beau faire, on ne changera pas ce peuple : il est toujours le même, ayant un profond instinct démocratique, mais gardant aussi le goût de l’éclat, des nouveautés et des uniformes. Paris s’est montré ce qu’il est, curieux, facilement amoureux des spectacles, suffisamment réservé, et au fond, dans ces fêtes données au souverain un peu inconnu de la Perse, il n’est point impossible que Paris à son insu ne se fête un peu lui-même en se sentant renaître à demi après tant d’épreuves qui ont passé sur lui.

Assurément pour Paris la vraie fête parmi toutes ces fêtes a été cette revue du bois de Boulogne où, devant le roi d’Orient et les attachés militaires étrangers, devant l’assemblée et les chefs de notre armée, sous les yeux d’une population immense, ont défilé pendant plusieurs heures plus de 80,000 hommes des meilleures troupes. Depuis longtemps, on était désaccoutumé d’un pareil spectacle, on n’a pu contenir un frisson d’émo-