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sente. Une autre femme aimait George, la comtesse Vera de Liningen, demoiselle d’honneur de l’impératrice. Vera obtient la grâce du coupable, le jour où ce coupable l’épousera. Fleurange pourrait lutter, elle est plus belle que Vera, elle n’essaiera pas, elle n’a point voulu autre chose que le salut de George; que George soit sauvé, et qu’elle meure : Elle part donc sans que le comte de Walden, mis au secret, ait pu seulement soupçonner cette démarche sublime et ce renoncement désespéré. Elle part, malade, navrée, presque mourante; puis l’apaisement qui suit les douleurs extrêmes et l’attendrissement de la convalescence lui permettent de jeter un dernier et triste regard sur sa vie. Elle reconnaît qu’à travers ses dévoûmens elle a méconnu un grand amour, celui de son cousin Clément Dornthal, Alors elle se reprend à l’existence, épouse ce Clément, qu’elle a beaucoup affligé sans le savoir, et se repose dans le bonheur en songeant que « la vie ne peut jamais être tout à fait heureuse, parce qu’elle n’est pas le ciel, ni tout à fait malheureuse parce qu’elle en est le chemin. »

Les idées qui commandent l’esprit de Mme Craven ne se dégagent-elles point de ce court sommaire? Profondément pénétrée de la dignité morale de l’homme, persuadée que tout effort de l’homme sur lui-même élève et purifie sa nature, elle croit que cet effort suffit aux plus difficiles circonstances, que Dieu soutient les faibles qui l’implorent. Elle est catholique et le proclame. Les caractères qu’elle crée à l’image de ces idées sont-ils vrais? Oui assurément, certaines âmes imbues dès l’enfance d’une foi sérieuse en leur religion atteignent à cette exaltation qui affermissait contre les plus atroces supplices les martyrs des premiers siècles. Ce n’est pas tout pourtant, et il ne suffit pas que ces caractères soient vrais; sont-ils intéressans? L’édification n’est pas une qualité littéraire. Tout roman enveloppe un drame, et qui dit drame dit action; il y faut donc un doute sur l’issue de la lutte. Est-ce que Fleurange hésite une minute sérieusement? N’est-elle pas la vertu des vertus? Manque-t-elle une seule fois à l’action qu’elle devait précisément accomplir pour réunir toutes les perfections chrétiennes? Elle résiste même à l’innocente tentation « de rester au lit, absorbée dans ses tristes pensées. » Clément Dornthal est un bon jeune homme allemand qui joue du violon avec sentiment, lit les poètes honnêtes, remplit tous ses devoirs d’employé avec une exactitude remarquable, et qui aime parfaitement sa parfaite cousine. Hilda, la sœur de Clément, adore un vieux poète pour la noblesse de son âme, et lui avoue cet amour au milieu des vieux livres pédans qu’ils ont lus ensemble. Vous vous rappelez le mot charmant de Henri Heine dans un de ses poèmes fantaisistes : « les poètes de l’Europe perdent leur langue à décrire les perfections de cette femme. Théophile Gautier lui-même est à bout d’épithètes : cette blancheur, dit-il, est implacable. » Cette vertu, elle aussi, est implacable, et