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Marthe, par Mme Marie Guerrier de Haupt, et les Scènes d’histoire et de famille, par Mme de Witt.

Ici se présente la question si souvent controversée de la moralité dans l’art. Y a-t-il donc un abîme infranchissable entre le bien et le beau? Sont-ce là des domaines absolument distincts? Deux écoles ont contribué à entretenir l’idée de cette séparation. L’une estime que l’art purifie tout; elle cite la peinture, la musique, la sculpture, dont la beauté n’est jamais morale, et se réclame de ce principe, qu’elle n’entend guère, pour ne respecter aucune loi. L’autre, abîmée dans l’excès contraire, s’interdit toute étude réelle et vivante, et se croit obligée de présenter ses œuvres à l’imitation des peuples comme un exemplaire parfait de toutes les vertus. Il y a là une double confusion : d’un côté, ce qui est vrai d’un art ne l’est pas nécessairement d’un autre; les idées d’un sculpteur ne sont pas celles d’un poète, la beauté d’une symphonie n’est pas celle d’un roman. On prend d’ailleurs le mot innocence comme synonyme de moralité. Or la science n’est pas innocente; qui osera dire qu’elle est immorale? La moralité, au sens profond de ce mot, se définit : l’ensemble des lois inscrites au fond de la nature humaine, et qui gouvernent le développement le plus complet de notre activité. L’écrivain peut donc être moral, sans préceptes ni déclamations, comme la science, s’il poursuit la connaissance sérieuse des caractères. Les réalistes méconnaissent cette moralité, parce que leurs descriptions inexactes sont une mutilation de l’âme humaine. Mme Craven se trompe également parce qu’elle veut écrire pour des jeunes filles des romans de la vie moderne, et que cette intention lui interdit d’avance une vérité sans laquelle l’art n’existe plus.

Fleurange est une toute jeune fille, orpheline de père et de mère. Recueillie d’abord par un oncle, le professeur Ludwig Dornthal, elle est bientôt exilée de cette seconde famille par la ruine de cet oncle, auquel la jeune fille ne veut pas rester à charge. Elle entre comme demoiselle de compagnie dans la maison d’une princesse russe. Le fils de la princesse, George de Walden, aime Fleurange, en est aimé; mais, comme cette dernière ne peut obtenir le consentement de sa protectrice, elle sacrifie son amour à son devoir, et s’échappe sans avouer sa passion à celui qu’elle aime. Retournée auprès de sa famille, elle languit longtemps d’un souvenir qu’elle chasse en vain, lorsqu’une catastrophe soudaine la rappelle à l’action. Le comte George a été compromis gravement dans un complot contre la vie du tsar, il sera condamné à une réclusion peut-être éternelle au fond de la Sibérie. Fleurange n’hésite pas. Maintenant que le malheur a supprimé les distances de fortune qui la séparaient de son bien-aimé, elle veut partager sa prison, l’épouser, l’accompagner en Sibérie. Elle court à Saint-Pétersbourg, et obtient une audience de l’impératrice de Russie, quand un obstacle étrange se pré-