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leur livre sera-t-il une action? serviront-ils un parti? Qu’ils le veuillent ou non, ces questions s’imposent à eux, tant l’art de nos jours a de justes exigences, et tant les modèles sont divers. Mauprat, qui démontre une idée, est un chef-d’œuvre; au contraire, Mérimée a raconté la Chronique de Charles IX et Colomba d’une façon tout impersonnelle, sans y rien mêler de ses sentimens ou de ses doctrines. D’autres, moins corrects et moins sobres, ont été plus avant encore dans cette manière, qui s’inquiète peu du bien ou du mal, pourvu qu’elle représente vivement les passions. Que choisir? Chacune de ces théories peut se recommander d’un nom célèbre, et il semble que l’hésitation soit permise. Elle ne l’est plus désormais; dans les circonstances douloureuses que nous traversons, c’est un devoir, un devoir absolu pour les romanciers qui prennent l’art au sérieux, de répondre à certains besoins de nos intelligences et de nos cœurs.

Vous êtes-vous demandé parfois comment serait imaginé le roman Idéal qu’il vous plairait de lire aujourd’hui pour vous reposer un moment des tristesses contemporaines? D’abord il devrait être humain, et Par ce mot nous entendons qu’il dédaignerait les créations monstrueuses dont nous obsèdent les réalistes. Comme nous voulons un apaisement, il respirerait l’amour d’une existence meilleure, plus simple que notre vie moderne, toujours si agitée. Pour avoir trop étudié les caractères compliqués et raffinés, nous perdons le sens exquis des belles natures, les excès seuls nous semblent réels. Le roman que nous désirons se soucierait donc peu de peindre des fous ou des malades. il retrouverait la beauté dans l’étude des choses saines et des sentimens nobles. Ce roman aurait pour charme une entière sincérité. Sans dissimuler le mal, il ne l’exagérerait pas au point de l’étaler seul en pleine lumière. Comme il se souviendrait qu’un désordre immense est au fond des âmes, il chercherait à dégager la loi qui gouverne les passions humaines. Il faudrait, en un mot, qu’il pût porter en épigraphe cette pensée de George Sand : « on peut définir passion noble celle qui nous élève et nous fortifie dans la beauté des sentimens et la grandeur des idées, passion mauvaise celle qui nous amène à l’égoïsme, à la crainte, et à toutes les petitesses de l’instinct aveugle. »

Un tel livre ne saurait se passer d’une forme accomplie. « Le mauvais goût mène au crime, » dit Mérimée; sans pousser le purisme à cette extrémité, il est permis de considérer la langue française comme une propriété inviolable, nationale, si l’on peut dire, dont il faut à tout prix conserver la beauté. La perfection de la forme est pour les mauvaises doctrines une sorte de pureté qui les empêche de descendre trop bas, pour les idées grandes un achèvement. Les esprits délicats sont aisément épicuriens, il importe de ne pas les effaroucher par la négligence ou la vulgarité de l’expression. Enfin, si le roman dont nous par-