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général aux premiers arrangemens. Nulle part de ces violences qui vont jusqu’à effusion de sang, de ces processions turbulentes qui dévastent les parcs, comme à Londres, ou de ces actes odieux qui déshonorent l’industrie comme à Sheffield. Comme surcroît de garanties, l’Allemand professe un respect pour la police, qui semble en déclin à peu près partout, et, quels que soient ses griefs, il se renferme dans une protestation silencieuse. Voilà des qualités qui ne sont pas communes, et qui permettent d’agir sur ce peuple par des voies appropriées à son tempérament, le plus égal que l’on connaisse. L’Anglais a des colères, le Français des caprices qui trompent tous les calculs; l’Allemand reste en tout point et en tout temps conforme à lui-même; il sait se contenir quand il sent le plus vivement, et réfléchit avant d’agir. On conçoit dès lors à quel point lui répugne tout ce qui est révolte et défaut de concours; il a tellement et si longtemps subordonné sa volonté à celle des autres, qu’il évite toute occasion d’en ressaisir l’exercice : c’est une exception; il a hâte d’en sortir.

Pourtant ce tableau a quelques ombres. L’Allemand est docile, mais il est raisonneur. S’il obéit, c’est à la condition qu’on lui démontrera qu’il est fondé à obéir, et que rien ne manque à la démonstration. Cette tâche est dévolue à ses docteurs, et Dieu sait s’ils abondent. Au sujet des agitations d’ouvriers, ils se sont comptés un jour aux conférences d’Eisenach. Le lieu était bien choisi. Eisenach appartient à cette partie du grand-duché de Saxe dont Weimar est le chef-lieu. Longtemps l’Allemagne littéraire et philosophique en fit son siège de prédilection. On y voyait réunis au début de ce siècle, sous les auspices de la princesse Amélie, Goethe, Schiller, Herder et Wieland; c’est dans le voisinage d’Eisenach que se trouve le vieux château de Wurtzbourg, résidence des landgraves de la Thuringe, qui servit d’asile à Luther quand les foudres du saint siège l’eurent frappé, et que la diète de Worms l’eut, mis au ban de l’empire. On dit même que ce fut là qu’il commença la traduction de la Bible. Que de souvenirs chers à des Allemands et quel meilleur siège donner à des conférences sur les intérêts populaires ! Rendez-vous fut donc pris à Eisenach vers la fin de l’automne dernier, et on y vit successivement arriver de toutes les parties de l’Allemagne les hommes qui par leurs études, leurs fonctions, leur nom et leur autorité étaient le plus naturellement désignés pour donner à ces conférences un tour et un dénoûment significatifs. La réunion était compétente; elle aurait pu aboutir à un peu de bien, si elle avait eu le ferme désir de tenir un langage sincère au lieu d’un langage de convention. On va voir que c’est eu ce point qu’elle a surtout failli.