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une nouvelle application de cette raison d’état qui du service de la politique a passé avec les mêmes formes impératives au service de l’économie politique. Il s’agit dès lors d’un des plus graves soucis du temps, de ces ligues d’ouvriers qui n’ont ni commencement ni fin, ne cessent en apparence que pour se reconstituer, ne disparaissent sur un point du territoire que pour se reproduire sur un autre. Rien de plus difficile à résoudre que le problème qui s’y pose, l’accroissement du salaire combiné avec la décroissance du travail, une rémunération plus grande en retour d’une besogne moindre; ce sont là deux termes qui semblent s’exclure, et qui, pour les patrons surtout, emportent la pensée d’une sorte d’incompatibilité. Et pourtant, dans quelque pays que l’on aille, quels que soient les groupes d’ouvriers que l’on interroge, les ateliers, les chantiers, que l’on visite, on y rencontre les mêmes prétentions, les mêmes vœux, et, quand les choses s’enveniment, les mêmes conflits. L’imitation, il est vrai, y est pour beaucoup. En général, c’est sur l’Angleterre que les autres états se règlent; les Anglais ont, dans la grande industrie, un droit d’aînesse qu’on ne saurait leur disputer; en bien ou en mal, ils font école. Émancipés les premiers, les premiers également ils en sont à chercher les termes d’une émancipation qui ne soit point abusive, et ils n’y emploient pas d’autre instrument que leur instrument familier, la liberté sans équivoque.

L’Allemagne n’y met pas la même franchise; le mot de liberté n’a pour elle qu’un sens douteux et se dénature dans les interprétations qu’on y mêle. Comme l’Angleterre, après l’Angleterre, elle a eu ses agitations d’ouvriers, ses émeutes et ses grèves. A diverses fois le marché de Leipzig en a été troublé; à Francfort, les démonstrations ont pris une violence telle qu’il a fallu les réprimer militairement. Çà et là, dans les parties mal liées du nouvel empire, éclate de temps à autre quelque suspension de travail, hier parmi les imprimeurs de la Saxe, aujourd’hui parmi les tisserands de la Silésie. Dans presque tous les cas, il y a un système en jeu, et au bout du système le nom d’un homme : pour les plus modérés, ce sera Schultze-Delitsch ; pour les plus ardens, ce sera Lasalle ou un révolutionnaire de la même catégorie. Des établissemens libres, le mal gagne les établissemens qui ont un caractère demi-officiel et vivent en grande partie des commandes de l’état, comme les forges d’Essen en Westphalie. Certes aucun atelier n’aurait dû plus que celui-là échapper à la contagion des grèves : la nature des travaux, la composition du personnel, l’habileté de la gestion, semblaient l’en préserver. C’est Essen qui, dans le cours de la dernière guerre, a fourni l’artillerie en acier fondu qui a fait si bonne figure sur les champs de bataille et dans le cours du siège. Ni la faveur officielle,