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Serenissimo doge, senatori.


En effet, au temps de Carmagnola, le magistrat vénitien n’avait pas l’épithète de serenissime ; on lui disait plus familièrement : messire doge ; quant aux membres du conseil, loin de les ériger en sénateurs, on leur donnait le simple titre de pregadi. Voilà ce qu’on gagne à faire de l’érudition au théâtre ; on y gagne aussi de ces chutes amorties qu’on appelle des succès d’estime. Carmagnola ne réussit point à Florence ; il est vrai qu’on y avait monté une cabale, et que des épigrammes, des menaces anonymes, avaient découragé les acteurs. Le grand-duc soutenait la pièce ; cela suffisait pour agacer les romantiques et les libéraux. Une lettre de Niccolini nous apprend que pendant trois actes on n’avait fait que rire et bâiller, et que, sans la présence de la cour, les choses seraient allées bien plus loin. Cependant le chœur et le cinquième acte avaient plu, la seconde représentation fut plus calme. La tragédie d’Adelchi eut encore moins de fortune à Turin ; Silvio Pellico regretta qu’on eût voulu mettre en scène cette tragédie si belle, mais si peu jouable. « Ce qui me déplaît surtout, écrivit-il, c’est la vile irrévérence du public. » La pièce, mutilée il est vrai par les censeurs, fut donnée encore à Trieste, et sifflée. On parle néanmoins de la remonter à Milan. Un dramaturge aguerri, M. Paolo Ferrari, prétend qu’elle peut affronter la rampe. Il la place très haut, à côté d’Antigone et d’Hamlet, appréciation qui vient d’un bon sentiment ; on ne rend jamais assez d’honneurs aux hommes de talent qui viennent de mourir. Si nous avions à dire notre avis, nous conseillerions plutôt de jouer Carmagnola, que Goethe préférait, et qui a peut-être, au dénoûment surtout, plus d’effet dramatique. On sait qu’il s’agit d’un chef habile, courageux et dévoué, qui a sauvé la république, mais qui est entravé dans son action par la jalousie et la vigilance importune d’un conseil souverain ; Carmagnola finit par tomber victime d’une sorte de complot parlementaire. La tragédie ne manquerait pas d’à-propos.

Aux simples lecteurs, ce théâtre plaît encore par des qualités réelles, la simplicité de l’action, l’aisance du mouvement, l’étude attentive des caractères, l’expression douce et résignée de certaines figures, l’élégante familiarité du style, et surtout la beauté des chœurs, qui viennent là non-seulement comme spectateurs émus, mais comme témoins nécessaires ; ils chantent ce qui se passe et hâtent l’action. C’est là que Manzoni est tout à fait à l’aise : lyrique, alerte et bondissant, il dépasse l’éclair, comme le héros de son Cinq mai, dans sa vélocité haletante, et pourtant fort et dru, chargé d’un bagage énorme, imposant à ses vers, lancés à toutes brides,