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cendons et cachons-nous dans les entrailles de la terre, loin de la face et de la fureur d’un si terrible ennemi. » Mais Ogier, quoique tremblant., car il sait qui est Charlemagne, retient encore le souverain des Lombards, et lui dit : « Ô toi ! quand vous verrez les moissons s’agiter et se coucher comme sous le vent d’une tempête, quand vous verrez le Pô et le Tessin débordés inonder vos murailles de leurs vagues noircies par le fer, alors vous pourrez croire que c’est Charles le Grand qui s’avance. » À peine a-t-il achevé ces mots qu’on aperçoit vers le couchant comme un nuage ténébreux soulevé par le vent du nord-est. Aussitôt le jour, qui était pur, se couvre d’ombre ; puis du milieu du nuage les armes lancent des éclairs. Alors paraît Charles lui-même, Charles, cet homme de fer, les mains garnies de gantelets de fer, sa puissante poitrine et ses larges épaules défendues par une cuirasse de fer, sa main gauche armée d’une lance de fer ; sur son baudrier, on ne voyait que du fer, son cheval lui-même avait la couleur et la force du fer : tous ceux qui précédaient le monarque, tous ceux qui marchaient près de lui, tous ceux qui le suivaient, tout le gros de l’armée avait les armes semblables. Le fer couvrait les champs, le fer couvrait les chemins, ce fer si dur était porté par un peuple d’un cœur aussi dur que lui. L’éclat du fer répandait la terreur dans les rues de la cité, et chacun se mit à fuir en criant avec épouvante : « Que de fer, hélas ! que de fer ! »

Tel apparaissait Charlemagne au moine de Saint-Gall, et tel il aurait dû se dresser devant le tragique italien ; mais Manzoni commit la faute de rester sur le terrain de la critique, et de confondre la réalité avec la vérité. Il n’admettait pas cette maxime incontestable, qu’au point de vue de l’art, pour qu’un fait soit vrai, il ne suffit point, il n’est pas même nécessaire qu’il soit arrivé. On eût dit (et des critiques récens l’en ont loué) qu’il cherchait à faire du théâtre une chaire d’histoire, et « à corriger, sur les hommes et les choses de l’ancien temps, les opinions communes. Peu de gens, ajoute le critique, ont considéré les tragédies du poète à ce point de vue. » Nous n’avons pas de peine à le croire, et nous en sommes fort heureux pour Manzoni. Que deviendraient les poètes, si on les pesait dans la balance destinée aux chroniqueurs, et que resterait-il, ô dieux bons ! de l’Iliade, si on la lisait en se demandant : Achille a-t-il existé ? Au reste Manzoni fut la victime de son système. Il eut contre lui Ugo Foscolo, qui, après lui avoir déclaré que « la préoccupation constante de l’élément historique abat tout élan de fantaisie, éteint toute ferveur d’affection, élémens premiers de la tragédie, » se mit à le chicaner au point de vue de l’exactitude, et trouva deux anachronismes dans un seul vers :