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Melchiorre Gioia et de Sismondi, que se disputaient l’Italie, Genève et la France. D’autres apparaissaient à l’horizon : Maffei, Carlo Porta, Tommaseo, Cantù ; c’est dans ce milieu, à une certaine distance des vieux maîtres, que se forma le camp romantique dont le Conciliatore, sorte de Muse française, abrita les premiers adeptes. En réalité, c’était l’éveil d’une littérature nationale et moderne. Les idées venaient, il est vrai, de France, où Manzoni s’était inspiré de Mme de Staël et de Chateaubriand ; Fauriel et Cousin étaient aussi pour quelque chose dans cette renaissance italienne. Les jeunes novateurs connaissaient les livres de Schlegel, et Silvio Pellico n’était pas sans relations poétiques avec Byron ; mais au-dessus de tout cela il y avait un besoin de retremper la littérature aux sources vives, de recommencer l’entreprise interrompue de Goldoni, qui s’était efforcé de retourner à la nature, ou du moins au naturel. Des néo-classiques, Monti entre autres, avaient contrarié cette tentative en retournant aux élégances pompeuses du beau style et en tâchant de couler des idées neuves dans les moules qui n’étaient plus bons à rien. Alfieri avait donné ce mauvais exemple ; il s’était de plus rendu coupable de quantité de méfaits contre l’histoire, qui à son avis devait obéir. Il déplaçait les faits, sortait les hommes de leur cadre, accommodant les uns et les autres à une certaine idée qu’il avait en lui. S’étant fait un type abstrait de la mère, du tyran, du rebelle, du patriote, il chargeait tel personnage historique, n’importe lequel, de donner une figure à cette généralité. Il est évident que le personnage destiné à ce rôle y doit mettre beaucoup de complaisance, se laisser raccourcir d’un côté, gonfler ou étirer de l’autre ; il doit de plus parler d’un ton solennel et surexcité. Manzoni, résistant à cette école, voulut se jeter à l’autre extrême : il s’agenouilla devant l’histoire avec cette dévotion qui en toute chose était le besoin de son cœur. Il voulut que ses tragédies fussent des « chroniques dialoguées » aussi vraies que les récits d’Augustin Thierry, qu’il appelait son collègue. Il poussa le scrupule, dans son drame de Carmagnola, jusqu’à partager ses personnages en deux groupes, l’un historique, l’autre idéal, et il indiqua cette distinction à la première page de sa brochure, excellent moyen de désintéresser le lecteur. Comment, en effet, nous attendrir à une situation, lorsque l’auteur nous a dit d’avance : « Je crois de mon devoir de vous déclarer que vous allez assister à des entretiens entre des êtres qui ont existé bien recollement et d’autres qui sont sortis de mon imagination ; vous aurez d’un côté certains faits scrupuleusement exacts, de l’autre certaines inventions contre lesquelles nous ne saurions assez vous mettre en garde. » Et c’était l’auteur lui-même qui se donnait la peine de nous désenchanter avant le