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mots pour désigner la même chose, il y en a deux qu’on laisse de côté, parce qu’on n’en peut employer plus d’un à la fois ; ce sont donc des vocables inutiles. Cela trouble, cela encombre, cela nuit au naturel et empêche « l’effet d’évidence immédiate qui vient de l’application constante et uniforme du même mot au même cas, et au fond aucun des trois ou quatre mots italiens ne fait son office aussi bien que s’il était seul. »

Tout cela est très finement observé ; avons-nous besoin d’ajouter que c’est écrit à l’honneur de la France ? Manzoni trouvait dans notre langue ces qualités de netteté, de précision, qui manquaient à la sienne ; l’italien était pour lui une forêt obscure à force d’être touffue, et il eût voulu l’ébrancher afin qu’on y vît clair comme chez nous. Un critique bien informé, M. Eugène Ritter, a remarqué que Manzoni souhaitait pour ses compatriotes ce que les nôtres avaient déjà depuis longtemps et ce qu’ils déplorent aujourd’hui sans réflexion, avec l’ennui des heureux fatigués de leur bonheur. Nodier se plaignait en effet que notre dictionnaire officiel fût celui de Paris, non de la France, — Génin, que ce fût celui de l’usage, non des auteurs. C’était là précisément ce que nous enviait Manzoni ; il réclamait un vocabulaire qui fût celui de Florence et de l’usage, au lieu d’être, comme la Crusca, celui de la péninsule et des auteurs. Il rêvait pour la cité toscane l’importance et la fortune de Paris, et à ce propos il a montré dans ses derniers écrits qu’il savait fort bien l’histoire de notre langue. Il l’écrivait avec beaucoup d’aisance et de bonne grâce, comme on l’a pu voir dans sa fameuse lettre à M. Chauvet ; il en avait de plus étudié les origines avec Fauriel, et il a expliqué en. philologue comment le dialecte de l’Ile-de-France envahit peu à peu toutes les provinces du nord et même celles du midi. À son avis, le provençal était écrit et chanté par quelques-uns, mais non parlé par le peuple : ce n’était qu’une partie artificielle d’un véritable idiome ; il ne pouvait servir que dans un petit nombre de sujets où il n’avait à exprimer qu’un certain ordre d’idées, il demeura toujours enfermé dans un cercle d’où il n’a su ni pu sortir. Non-seulement le provençal ne fût jamais devenu la langue commune de la nation, mais il n’avait pas même en soi la raison de vivre indéfiniment pour son propre compte ; il devait produire à la longue une satiété qui eût ôté l’envie de l’entendre et de le cultiver. Pour l’extirper du pays, le massacre des albigeois était inutile, il serait « mort dans son lit » sans qu’on se donnât la peine de le tuer. Il eût suffi pour cela de laisser passer la mode des troubadours. Telle est l’argumentation de Manzoni ; nous l’avons cité pour prouver qu’il connaissait la France. Il la connaissait et il l’aimait, comme l’aiment tous les Italiens qui ont du cœur.

À ces raisonnemens si agréables pour nous, on a pu opposer d’a-