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rence, on l’entourait et on l’accaparait le plus possible, mais il échappait aux caresses des lettrés, qui se plaignaient de ne pas assez le voir, pour courir les marchés et les campagnes, et pour retrouver dans le langage haletant et pétulant des sveltes contadines la source toujours vive et fraîche où Dante et Boccace avaient puisé. Il apprit plus à cette école buissonnière qu’il n’avait fait dans les livres, et il rajusta même (avec quelque effort, dit-on) l’italien de son roman sur le bon vieux toscan des vignerons et des maraîchers. Ces puristes sans le savoir, qui parlaient l’idiome de Sacchetti comme M. Jourdain faisait de la prose, furent donc les maîtres du poète déjà célèbre qui consacra la plus grande partie de son activité littéraire, dans toute la seconde moitié de sa vie, à utiliser leurs leçons. « En ce moment, lui écrivit Giusti en 1850, tu dois avoir terminé ton travail sur la langue, dans lequel, si j’ai bonne mémoire, tu veux en établir l’unité, en fixer le siège, en couper les branches superflues, la rendre enfin plus uniforme et plus simple, comme on a fait pour le français. » Giusti se trompait, son vieux ami était loin d’avoir achevé ces patientes études, il devait s’y acharner pendant plus de vingt années encore, et il n’en donna quelques résultats qu’en 1868. C’est là l’œuvre suprême de Manzoni, et c’est à peine si l’on s’en est occupé en France. Il est donc nécessaire de nous y arrêter un instant.

Dans une suite d’écrits remplissant deux petits volumes[1], et où il s’escrimait, déjà octogénaire, avec une verve de jeune homme contre toutes les résistances et toutes les hésitations, il affirma hautement son intention de fixer la langue nationale, unitaire, italienne. Une première lettre, adressée à M. Giacinto Caréna, attira l’attention sur ce sujet, et le ministre de l’instruction publique, adjoignant au vieux poète deux hommes compétens, Ruggiero Bonghi et Giulio Carcano, les chargea tous trois de proposer les mesures et moyens qui pourraient favoriser et généraliser dans toutes les classes du peuple la connaissance de la bonne langue et de la bonne prononciation. Manzoni répondit tout franc : — La langue est à Florence ; il s’agit seulement de la retrouver et de la circonscrire. A cet effet, il n’y a qu’une chose à faire, un vocabulaire florentin. — Quoi, florentin ? Pourquoi pas toscan ? ont demandé quelques opposans. — Parce que, même en Toscane, il y a des patois différens, diverses façons de rendre la même chose. Une grappe de raisin se dit à Florence grappolo d’uva ; à Pistole, ce n’est plus grappolo, c’est cioccola ; à Sienne, ce n’est ni cioccola, ni

  1. Sulla lingua italiana, scritti varj di Alessandro Manzoni. — Appendice alla Relazione intorno all’ unità della lingua ed ai mezzi di diffonderia, Milano, Fratelli Rechiedei, 1868-69.