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jamais trahir la vérité sainte, ne jamais dire un mot qui flatte le vice ou raille la vertu. » Voilà pourquoi sa vieillesse fut honorée de tous et sa mort un deuil public. Il n’y eut plus de partis devant sa tombe ; « digne fils de l’Italie et de l’art, chantait l’autre jour Giovanni Prati, tu inspires à tous un sentiment d’orgueil et de douleur. »

On a donc tort de faire de lui un partisan ; c’était plutôt un penseur solitaire et conciliant, qui séduisit à sa douceur même ses adversaires les plus robustes. Leopardi l’appelait « une belle âme et un cher homme. » Montani, qui craignait les novateurs, proclama que celui-là était « un homme antique, simple, franc et calme, comme il sied à la vraie grandeur. » Mais nul n’eut pour lui plus d’affection que Giusti, le malin Toscan, plume lustrée, mais véloce et pointue comme une flèche. On n’a pas assez lu en France les lettres de ce poète charmant, qui était des nôtres, écrivait comme on parle, et portait dans les sujets de Béranger les élégances fringantes de Musset. Manzoni lui écrivit avant de le connaître en 1843 : « Quand un brave homme, pour me faire un cadeau, me fit lire pour la première fois des vers d’un certain Giusti, je ne sais si le plaisir a été plus grand pour moi de lire de très belles choses ou de voir naître une gloire italienne. » Or notons bien que Manzoni avait les complimens en horreur : il n’en voulait pas recevoir et n’en faisait jamais. Il ne distribuait pas libéralement au premier venu, comme font certains illustres, un brevet de génie. Les éloges du maître italien étaient accompagnés d’une censure très ferme. « Dans ces poésies, que j’aime et j’admire tant, ajoutait-il, je déplore amèrement ce qui touche la religion et ce qui est satire personnelle. » Giusti se disculpa dans une assez longue lettre où il refusait la paternité des gravelures qu’on lui attribuait. Un an après, Giusti était à Milan chez son vieux censeur, et il l’aima d’emblée. « C’est, écrivit-il, un grand galant homme, qui a la conscience de soi sans orgueil… Il est ferme dans ses principes, mais il admet, il cherche même la discussion, et j’en sais quelque chose… Docile à corriger et à laisser corriger ses écrits comme un écolier de grammaire, ingénu dans sa façon de vivre, de causer et d’aimer, vraie preuve qu’il a touché le but. En discutant, au lieu de monter aux nues et de prendre ses habits du dimanche, il se tient terre à terre, vêtu au goût de maître Bon-sens, et ne manque jamais le coche. » Quand Giusti quitta Milan, il était devenu le camarade du maître, qui le tutoyait déjà ; il se plaignait seulement d’avoir en lui un correspondant médiocre. Manzoni n’écrivait pas volontiers, alléguant pour s’excuser ses occupations, ses chagrins, sa petite santé, sa paresse ou même « le manque d’habitude d’écrire. » Cette