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mais il se taisait, et ce silence gardé pendant presque un demi-siècle fut la plus éloquente des protestations. Il n’aimait pas les imprécations bilieuses, qui répugnaient à sa modération de chrétien et d’artiste. Un jour que Monti vociférait devant lui contre je ne sais quel empereur allemand, Manzoni, son cadet de trente ans, osa cependant le reprendre et lui rappeler que l’Évangile ordonnait le pardon des offenses. — « C’est vrai, répondit le vieux poète, vous avez raison, je lui pardonne… Seulement j’espère bien ne pas fermer les yeux avant de l’avoir vu crever ! » Quand il racontait cette histoire, Manzoni relevait en souriant la différence entre ces deux manières de dire mourir : Monti s’était réservé la plus douce et avait choisi la plus crue pour l’empereur.

Notre poète resta donc en Lombardie sous les Autrichiens ou plutôt à côté d’eux, sans les regarder, mais sans leur laisser la place. C’est là un point qui mérite notre approbation. Le courage est souvent chez ceux qui restent. De sa retraite, il suivait avec anxiété les évènemens de l’Italie ; Giusti, qui le vit en 1845, écrit qu’il avait le diable au corps (le smanie addosso) lorsqu’il apprit ce qui se passait dans les Romagnes. Il eut ce tremblement convulsif qui devait le prendre plus tard, à la paix de Villafranca, et si fort effrayer ses amis. « Il est plus frémissant que vous, » disait Giusti à des têtes chaudes, et ce même satirique nous apprend que Manzoni ne reculait pas d’horreur ni d’effroi devant l’idée d’une république. « Je crois, lui écrivit-il, que cette observation est de toi, que le parti républicain a sur le parti constitutionnel l’avantage de dire ce qu’il pense à la face du soleil sans recourir à des moyens termes pour tirer à soi celui qui pense autrement. » — C’était une république idéale qu’il avait devant les yeux, et il se contenta de la rêver avec son ami Fauriel. Comme ce dernier, il aimait les loisirs studieux, la paix des cimes, il n’était point fait pour la lutte, et, s’il avait dû occuper des places, il n’aurait fait que donner sa démission ; mais il n’occupa jamais de places. En 1848, il avait déjà soixante-trois ans, il se mit à peine à la fenêtre pour appeler Charles-Albert ; cependant il ne voulut pas apposer sa signature au plébiscite de « fusion » qui annexa l’Italie aux états sardes. Pourquoi ce refus ? On l’ignore, on dit aujourd’hui que Manzoni craignait que cette union partielle ne fît tort à l’union complète qu’il voyait dans l’avenir ; il est plus simple de penser que Manzoni ne crut pas au mouvement de 1848, en quoi il prouva qu’il avait la vue bonne ; peut-être aussi, comme Béranger, se sentait-il impropre à l’action, même au conseil, et bon tout au plus pour les prédictions vagues : « au prophète le désert ! » En tout cas, il ne voulut rien être, pas même député à la chambre, et Giusti trouva qu’il faisait à merveille. Il lui écrivit ou