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conduite tenue par ses compatriotes dans les mêmes circonstances. Ces prisonniers avaient été enfermés dans l’église d’Airaines. Le vénérable curé de ce bourg fut autorisé à se rendre près d’eux. La plupart de ces braves gens, ne se faisant aucune illusion sur le sort qui les attendait, le chargèrent de porter à leurs familles leurs adieux et leurs recommandations. Il se rendit aussitôt auprès du colonel Pestel pour plaider en leur faveur. Celui-ci le reçut avec une grande politesse; mais aux premiers mots d’intercession il répondit en termes très formels : « Monsieur le curé, je reconnais que vous êtes dans votre rôle en venant solliciter pour ces gens-là; mais il n’a point tenu à eux que ma troupe ne fût très maltraitée. Il faut qu’un exemple soit fait pour vos populations. Ils seront conduits à Amiens et subiront leur sort. Il n’y a pas à insister. » Le curé ne se rebuta point; dans une nouvelle visite, il obtint que l’un des prisonniers, un vieillard de soixante-quinze ans, serait mis en liberté. Le lendemain, après une nuit d’angoisses, au moment où les prisonniers, alignés entre deux rangs de soldats, allaient se mettre en marche pour Amiens, le curé se présenta devant le colonel. « Voilà le vieillard dont je vous ai parlé, dit-il ; est-ce là, je vous le demande, un homme capable de s’être battu? — Monsieur le curé, prenez-le, puisque j’ai promis de vous le rendre. — Et celui-là, vaut-il mieux que l’autre? je vous le demande encore. — Pour le coup, dit le colonel, vous êtes trop exigeant! — Eh bien! reprit le curé avec l’autorité que donne le sentiment d’une belle action, ce n’est pas seulement cet homme que je vous demande, mais c’est tous les autres, tous ceux que vous voulez conduire à Amiens. De quoi sont-ils coupables après tout? D’avoir voulu défendre leur pays? Vous ne les tuerez pas de sang-froid! Les lois de la guerre ne justifient point l’assassinat, je le jure au nom du Dieu de miséricorde dont je suis le ministre, au nom du Dieu des armées qui en est aussi le juge! » Les soldats de l’escorte, appuyés sur leurs fusils, ne comprenaient rien aux paroles du pastour; mais ils l’écoutaient avec un étonnement mêlé de respect. Le colonel s’était dressé sur ses étriers; il resta un moment pensif, et, tendant la main vers le curé, qui se rapprochait de lui comme pour lui barrer la route : « Je vous rends vos prisonniers, dit-il; qu’ils retournent dans leurs familles. » C’est là peut-être le seul acte d’humanité qui puisse honorer l’armée prussienne dans le cours de cette terrible guerre.


CHARLES LOUANDRE.