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L’abbaye de Saint-Riquier, reconstruite en 799, était à cette date aussi peuplée qu’une ville; ses bâtimens offraient le type de l’architecture lombarde, car les artistes de la renaissance carlovingienne, comme ceux de la renaissance du XVIe siècle, avaient été chercher leurs modèles en Italie, et pour instruire le peuple par des images sensibles, pour lui rappeler le plus impénétrable des mystères chrétiens, ils avaient donné à l’ensemble des constructions la forme d’un triangle, parce que les côtés et la base d’un triangle sont inséparables comme la trinité divine. Le nombre trois, symbole de cette trinité, était reproduit partout; trois portes s’ouvraient dans les murs de l’enceinte; trois églises s’élevaient aux angles; dans les clochers de ces églises, il y avait trois chapelles dédiées aux archanges Gabriel, Michel et Raphaël, et dans chacune des églises et des chapelles trois autels, trois ciboires et trois pupitres; trois cents moines, divisés en trois escouades, desservaient les trois églises, avec trente-trois enfans de chœur; ils chantaient dans les processions les trois symboles de Constantinople, de saint Athanase et des apôtres, et l’abbaye nourrissait chaque jour trois cents pauvres.

Charlemagne affectionnait particulièrement Saint-Riquier; il y célébra en 801 l’anniversaire de son couronnement, et non-seulement il en avait fait, avec Tours, Metz et Saint-Gall, l’un des centres intellectuels de la monarchie franque, mais encore le chef-lieu d’un grand commandement militaire. Les abbés de Saint-Riquier furent chargés de réprimer les incursions des Normands. Au nombre de ces abbés, que le glorieux empereur des Francs choisissait parmi les guerriers plutôt que parmi les théologiens, figurent son gendre Angilbert et son petit-fils Nithard, qui fut tué en 853 dans un combat contre les Normands, et que l’on retrouva plus tard sous le porche de l’une des églises, enseveli dans des peaux de mouton.

Au milieu de la barbarie franque, on croyait se racheter des peines éternelles par des donations au clergé, comme on se rachetait dans la société civile du meurtre et du vol par les compositions pénales. Chaque année, les fidèles venaient déposer autour des reliques de l’abbaye des sommes équivalentes à 2 millions de notre monnaie; les rois et les grands donnaient des domaines fonciers, et, — de même que les moines de Saint-Germain-des-Prés, qui possédaient au Ixe siècle 221,187 hectares de terres, de prés, de bois et de vignes, sur lesquels vivaient 10,000 serfs, — les moines de Saint-Riquier comptaient au premier rang des grands propriétaires de la Gaule franque : les 2,500 maisons de la ville bâtie autour du cloître leur appartenaient en propre, ainsi que 33 villages situés dans un rayon de 20 lieues; mais les invasions normandes et la chute