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création et l’organisation de l’armée du nord sont des titres glorieux à la reconnaissance du pays. L’histoire générale des opérations de cette armée a été exposée ici même par M. de Mazade avec une clarté et une précision qui ne laissent rien à désirer : nous n’avons donc pas à y revenir; mais à côté de la vue d’ensemble il y a le détail, le fait local et particulier qui éclaire et qui complète. Nous allons rencontrer sur notre route quelques-unes des localités qui ont été le théâtre des combats des 22e et 23e corps, et, si le triomphe définitif n’a point couronné leurs efforts, le simple récit des faits montre du moins que pour les généraux et les soldats la lutte n’a pas été sans gloire, et qu’il y a eu là un élan de courage et d’abnégation auquel l’ennemi lui-même a rendu une éclatante justice, car pendant l’occupation il n’est pas un seul habitant d’Amiens ou d’Abbeville qui n’ait entendu dire vingt fois aux officiers comme aux soldats prussiens : « L’armée du nord! oh! bonne armée. Faidherbe, bon général. » Ils étaient cependant fort irrités contre lui, car, disaient-ils, ils ne savaient jamais où il était; il les avait beaucoup fatigués en les forçant à marcher toujours, et ce qu’ils ne pouvaient surtout lui pardonner, c’était de les avoir empêchés de dormir[1]. Cette bonne armée, à l’exception de 4,000 ou 5,000 hommes, était cependant composée de ce qu’on appelait sur les lieux « des soldats de quinze jours. »


II. — ABBEVILLE. — LE DERNIEU AUTO-DA-FÉ. — M. BOUCHER DE PERTHES ET L’HOMME FOSSILE. — LES PRUSSIENS A ABBEVILLE.

Vers l’an 222 avant Jésus-Christ, le consul Cnéus Cornélius Scipion demanda aux députés de Marseille des nouvelles de la terre britannique; dix-neuf cents ans plus tard, l’un des fils les plus célèbres d’Abbeville, Nicolas Sanson, géographe du roi Louis XIV, s’imagina que l’oncle du vainqueur d’Annibal avait voulu s’enquérir auprès des Marsiliens d’une cité très importante, Britannia, qui florissait dans la vallée de Somme, et, par une de ces hallucinations patriotiques fréquentes chez les savans, il crut reconnaître dans cette cité

  1. Tout le monde a remarqué, pendant l’occupation du département de la Somme, l’extrême besoin de sommeil qu’avaient les Allemands; à la moindre fatigue, pendant les premières chaleurs du mois de mai, ils rentraient harassés et s’empressaient de se coucher. Nous avons entendu dire à l’illustre maréchal Bugeaud : « Quand on a devant soi des Allemands ou des Anglais, il faut avant tout chercher à leur couper les vivres, les faire marcher et les empêcher de dormir. Avec ça, on les fait fondre. » Tout ce qui s’est passé en 1870 et 1871 confirme cette remarque; mais on n’avait qu’une seule idée : mobiliser, et, bien loin d’empêcher les Allemands de manger, on ne s’occupait pas même de faire manger les Français. La remarque du maréchal Bugeaud n’en est pas moins importante, et il est bon d’en tenir note. Une campagne d’été aurait peut-être changé la face des choses.