Page:Revue des Deux Mondes - 1873 - tome 106.djvu/307

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

cipal. Seulement, tandis qu’autrefois ce n’était que pour le temps de leur passage, on s’aperçut qu’ils s’établissaient dorénavant en propriétaires, et que, s’ils daignaient observer une certaine méthode dans cette véritable prise de possession, ils ne se faisaient pas scrupule de changer les règlemens traditionnels, en prenant par exemple les deux tiers des terres au lieu du tiers consacré.

Un autre signe de la conquête difficile à contester, c’est la différence des divers taux du wehrgeld entre les Francs et les Romains. On lit dans la loi salique : « Si quelqu’un tue un des barbares fidèles du roi, il paiera un wehrgeld de 600 sous d’or. Si quelqu’un tue un Romain, convive du roi, il paiera 300 sous. — Si un Romain enchaîne un Franc sans un juste motif, il paiera 30 sous d’or ; mais si c’est un Franc qui enchaîne un Romain sans motif, il n’en paiera que 15. — Si un Franc est volé par un Romain, celui-ci paie une amende de 62 sous d’or ; mais si c’est un Romain qui est volé par un Franc, celui-ci ne paie que 30 sous d’or. » D’un autre côté, le 36e titre de la loi ripuaire est ainsi conçu : « Si un Ripuaire tue un hôte franc, qu’il soit taxé à 200 sous d’or. Si un Ripuaire tue un hôte burgunde, un hôte alaman ou frison, ou bavarois ou saxon, qu’il soit taxé à 160 sous. Si un Ripuaire tue un hôte romain, qu’il soit taxé à 100 sous. » N’est-il pas naturel de penser que ces différentes évaluations marquent des degrés différens de condition politique et sociale ? Si les Francs revendiquent pour eux-mêmes un wehrgeld supérieur, n’est-ce pas parce que, dans cette société formée de plusieurs peuples, ils se croient le droit de parler en maîtres ? Si le Romain au contraire est évalué juste à la moitié du Franc et à peu près aux deux tiers de tout autre Germain, n’est-ce pas parce qu’il est le vaincu, pendant que les autres peuples barbares, jadis vaincus aussi sans doute par les Francs, sont toutefois relevés en quelque mesure par le souvenir d’une association récente précisément contre les Romains, et surtout par celui d’une origine, d’une nationalité commune ? Si quelque part l’idée de race apparaît, il semble que ce soit ici, et qu’il ne puisse pas y avoir de plus incontestable signe d’une conquête subie. L’analogie avec certaines dispositions des lois franques relativement aux Francs eux-mêmes ferait ressortir encore, s’il en était besoin, le sens réel de la condition faite aux Romains. Le meurtre d’un comte qui a toujours été homme libre se paie 600 sous, mais celui d’un comte qui s’est élevé par l’affranchissement ne se paie que 300 sous. Dans ces cas comme pour ce qui concerne les Romains, la loi fait subsister le souvenir d’une tache primitive et indélébile. L’ancien affranchi et l’ancien vaincu pourront bien s’élever au milieu des Francs, mais jamais à des rangs égaux à ceux de leurs pairs sur qui ne pèsera pas la même indignité originelle. Être